C'était une créature comme il y en a beaucoup en Russie et dont le caractère est aussi difficile à définir que la couleur d'une redingote usée.
Si poussiéreuse , si endommagée ,que fut cette toile Tchartkov , quand il l 'eut légèrement nettoyée y reconnut la
main d 'un maître .
Nulle boutique du Marché Chtchoukine n 'attirait tant la foule que celle du marchand de tableaux .Elle offrait à vrai dire aux regards le plus amusant ,le plus hétéroclite des bric-à-brac .Dans des cadres dorés et voyants s'étalaient
des tableaux peints pour la plupart à l 'huile et recouverts d 'une couche de vernis foncé .
C 'était le portrait d 'un vieillard drapé dans un ample costume asiatique ; la fauve ardeur du midi consumait ce visage bronzé ,parcheminé ,aux pommettes saillantes , et dont les traits semblaient avoir été saisi dans un moment d 'agitation convulsive .
Alors, dans son imagination d'affamé se dessinait avec envie le sort du peintre riche ; alors une idée lui venait, une idée qui souvent passe par la tête d'un russe : tout planter là pour noyer son chagrin dans l'ivresse et la débauche.
Son propriétaire entra, accompagné du commissaire de quartier, dont l'apparition est, comme nul ne l'ignore, encore plus désagréable aux gens de peu que ne l'est aux gens riches le visage d'un solliciteur....c'était une créature comme il y en a beaucoup en Russie et dont le caractère est aussi difficile à définir que la couleur d'une redingote usée.
Dans sa jeunesse, il avait été capitaine et grand brailleur, il avait aussi servi dans le civil ; grand fustigeur, débrouillard, mirliflore et sot, mais, dans sa vieillesse, toutes ces rudes particularités s'étaient fondues en une sorte de morne ensemble indécis.
Il était déjà veuf, il était déjà retraité, il ne faisait plus le fendant, ni le vantard, ni le provocateur; il n'aimait qu'à prendre le thé en débitant toutes sortes de fadaises; ponctuellement, au terme de chaque mois, il s'en allait chez ses locataires chercher son argent; il sortait dans la rue, sa clef à la main, pour examiner le toit de sa maison; bref, c'était un homme à la retraite qui, après avoir jeté sa gourme et passablement roulé sa bosse, ne gardait plus que de mesquines habitudes.
Une foule de voitures, landaus, calèches, stationnait devant l'entrée de l'immeuble où l'on vendait aux enchères les collections d'un de ces riches amateurs d'art qui somnolaient paisiblement toute leur vie, submergés sous les Zéphyrs et les Amours, qui jouissaient en toute candeur du titre de mécènes, et dépensaient ingénument les millions amassés par leurs ancêtres, voire souvent par leurs propres efforts au temps de leur jeunesse. Ces mécènes-là, comme on sait, n'existent plus aujourd'hui et notre XIXe siècle a depuis longtemps pris la fâcheuse figure d'un banquier, qui ne jouit de ses millions que sous forme de chiffres alignés sur le papier.
Après les gros bonnets et l'aristocratie de Kolomna vient l'extraordinaire menu fretin.Il est aussi difficile de l'énumérer que de dénombrer les innombrables insectes qui pullulent dans du vieux vinaigre. Il y a là des vieilles qui prient, des vieilles qui s'enivrent ; des vieilles qui prient et qui s'enivrent à la fois ; des vieilles enfin qui joignent Dieu sait comment les deux bouts ; comme des fourmis, elles traînent de vieilles guenilles et du vieux linge, du pont Kalinkine jusqu'au carreau des fripiers, et le vendent là-bas pour quinze kopecks. Bref, la lie de l'humanité, souvent la plus misérable, dont le plus charitable des économistes ne pourrait trouver le moyen d'améliorer la situation. Je vous les ai cités pour vous montrer la nécessité où ils se trouvent bien souvent de chercher un secours subit, temporaire, et de recourir aux emprunts ; et alors s'installent parmi eux des usuriers d'une espèce particulière, qui leur prêtent sur gages de petites sommes à gros intérêts.
Ces petits usuriers-là sont encore bien plus insensibles que les grands parce qu'ils surgissent dans la pauvreté, parmi les haillons de la misère étalés au grand jour, et que l'usurier riche ne voit pas car il n'a affaire qu'à ceux qui roulent carrosse. Et c'est pourquoi tout sentiment humain meurt prématurément dans leur cœur.
Qu’est-ce à dire ? se demandait involontairement Tchartkov. J’ai pourtant devant moi la nature, la nature vivante. Son imitation servile est-elle donc un crime, résonne-t-elle comme un cri discordant ? Ou peut-être, si l’on se montre indifférent, insensible envers son sujet, le rend-on nécessairement dans sa seule et odieuse réalité, sans que l’illumine la clarté de cette pensée impossible à saisir mais qui n’en est pas moins latente au fond de tout ; et il apparaît alors sous cet aspect qui se présente à quiconque, avide de comprendre la beauté d’un être humain, s’arme du bistouri pour le disséquer et ne découvre qu’un spectacle hideux ?
"Tu as du talent : ce serait mal à toi de le détruire. Mais tu es impatient. Quand une chose t'intéresse, te plait, elle t'absorbe, tu ne veux voir rien d'autre qu'elle, le reste n'est plus pour toi que poussière, le reste pour toi moins que rien Attention, tu pourrais devenir un peintre à la mode. On dirait que dès maintenant tes couleurs commencent à gueuler avec insolence. Ton dessin manque de rigueur, il est parfois simplement médiocre, le trait à peine lisible ; déjà tu cherches l'éclairage à la mode, l'effet facile ; attention, tu pourrais prendre le genre anglais. Casse-cou ! déjà le monde t'attire ; déjà il t'arrive d'enrouler autour de ton cou une écharpe élégante, de te coiffer d'un chapeau pimpant... C'est tentant, on peut se mettre à faire des petits tableaux à la mode, des petits portraits bien payés. Mais tout ceci ne put qu'amoindrir et non développer le talent. Aie de la patience..
Réfléchis sur chaque oeuvre, laisse tomber les élégances -que les autres fassent l'argent. Ce qui t'appartient, à toi, ne t'échappera pas. "
Ce qu'il avait de plus extraordinaire, c'étaient les yeux : il semblait que ce fût à eux que le peintre avait donné tous ses efforts et tous ses soins. C'est bien simple, ils regardaient, ils regardaient de l'intérieur même du portrait, ils en détruisaient l'harmonie par leur vie étrange. Quand Tchartkov approche le portrait de la pore, le regard se fit encore plus intense. Ces yeux produisirent le même effet sur la foule. Une femme qui s'était arrêtée devant, poussa un cri "Il me regarde, il me regarde !" et elle recula. Tchartkov ressentit comme un malaise étrange, et il posta le portrait par terre.
Enfin, dans un dernier accès, muet celui-là sa vie se brisa, et il n'offrit plus qu'un cadavre épouvantable à voir.
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Il la reprit maintenant dans le dessein d’y fixer les traits qu’il avait pu observer sur son aristocratique visiteuse, et qui se pressaient en foule dans sa mémoire. Il réussit en effet à les y transposer sous cette forme épurée que leur donnent les grands artistes alors qu’imprégnés de la nature ils s’en éloignent pour la recréer.
On devinait que l’artiste avait tout d’abord enfermé en son âme ce qu’il tirait du monde ambiant, pour le faire en suite jaillir de cette source intérieure en un seul chant harmonieux et solennel.