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Critique de Nastasia-B


Je vais vous raconter une histoire.
Mais au préalable, je n'oublie jamais de préciser que L Histoire, avec un grand tache, n'était, initialement, rien d'autre que cela, UNE simple histoire, racontée par untel ou unetelle : l'histoire selon Thucydide, l'histoire selon Strabon, l'histoire selon Suétone, etc. On savait très bien que le « untel » en question était partial, partisan, qu'il avait des visées particulières, qu'il choisissait lui-même qui étaient les bons et qui étaient les mauvais de son histoire, qu'il forçait généreusement le trait sur ceci et taisait plus ou moins volontairement cela… Voilà, c'était ça l'histoire, un peu comme quand votre grand-mère vous racontait comment cela se passait du temps où elle était gamine.

Ou, si l'on souhaite prendre une autre image, l'historien fait exactement le même métier que le monteur au cinéma (les Anglosaxons utilisent le terme " editor "). On lui présente toute une série de rushs, qui représentent bien plus que la longueur d'un film final. Il va repérer des séquences qui lui semblent particulièrement parlantes ou intéressantes, opérer une série de coupes, faire un travail de raboutage de ces séquences, afin qu'elles se suivent, s'enchaînent et s'ajustent les unes aux autres de manière harmonieuse, selon lui. Et, très important, il va ensuite synchroniser le son sur ces images : c'est le discours de l'historien.

Or, par un vilain et fâcheux glissement sémantique, les « historiens », c'est-à-dire, originellement, ceux qui racontaient des histoires — et dont le principal talent était un talent de conteur — sont devenus au fil des siècles, petit à petit, habilement, sournoisement, les fournisseurs, pour ne pas dire les détenteurs officiels d'un savoir véritable, authentique, non critiquable, indiscutable, fixé dans le marbre — voire la loi —, bref, le nouvel évangile.

L'histoire que je vais vous raconter débute il y a bientôt 50 ans, un certain 15 août 1971, pour être précise, le jour où un certain Richard Nixon, connu par ailleurs pour sa grande probité, tant financière qu'intellectuelle, a décidé de stopper la convertibilité du dollar en or. Un battement d'aile de papillon, penseront certains. Certes, mais le papillon en question avait des ailes cent milliards de fois grandes comme les oreilles de Dumbo si bien que l'explosion de Beyrouth, à côté, ferait figure d'éternuement !

Les pays exportateurs de pétrole ont eu le sentiment (sentiment d'ailleurs totalement justifié) d'être alors payés en monnaie de singe quand ils étaient rétribués en dollars. L'OPEP a très vite réagi en augmentant drastiquement les prix du pétrole : BOUM ! Choc pétrolier, BOUM ! financiarisation de l'économie puisqu'il était à présent possible de jouer sur les monnaies comme en un casino du fait même qu'elles n'étaient plus étalonnées sur rien de concret, que ce soit de l'or ou n'importe quel autre référent tangible de la vraie vie.

S'en est suivi une décennie, les années 1970, où l'on a vu réapparaître le chômage en occident. le chômage, on ne savait presque plus ce que c'était, depuis les années 1930 on n'en avait plus entendu parler, seuls les petits vieux s'en souvenaient encore et savaient ce que ça faisait au peuple. Fini les lendemains qui chantent et donc, fini la natalité galopante. Les politiques se sont agités, qui dans un sens, qui dans l'autre, pour un résultat analogue partout, à savoir, aucun effet des politiques publiques sur l'enrayement du chômage.

Ce chômage a frappé qui ? D'abord et avant tout les revenus modestes, les personnes non diplômées dont la tâche pouvait être effectuée soit ailleurs à moindre coût, soit ici et à moindre coût mais par des machines, bien évidemment. L'État a alors cru bon de miser tout sur l'éducation, mais quelle éducation ? le collège unique, les études longues, le secondaire. Or, tout ceci, où cela se passe-t-il ? Dans les villes, dans les capitales régionales, dans les capitales d'État. de sorte que si vous êtes rural, loin de toute métropole digne de ces établissements secondaires ou universitaire et bien… et bien démerdez-vous !

Les roublards, les chacals aux petites couilles et dents très longues, ont vu dans cette période de trouble une occasion de tirer la ficelle vers eux. C'est le tournant néolibéral de 1979 en Grande-Bretagne avec l'arrivée au pouvoir de l'admirable et ô combien regrettée Margaret Tas-de-Merd… euh non, pardon, Tas-de-Chair, sosie quasi parfaite du Palpatine de Star Wars, et de l'autre ô combien grandiose, l'États-unien Ronald MacDo… euh non, pardon, Végane.

Bref, ces deux marionnettes aux mains de l'école économique de Chicago, cette dernière fortement influencée par Salma Hayek… euh non, pardon, ce n'était pas Salma, c'était Fruit-de-Riche Hayek, je crois, ces deux marionnettes, donc, ont fait en sorte de casser tout ce qu'ils ont pu de l'État social, des services publics et du code du travail mis en place après le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale. Ce furent les désastreuses, calamiteuses, désolantes, répugnantes années 1980.

En France, ce fut l'affaire du fidèle autant que probe Mythe errant, le mythe du socialisme, le mythe du progrès, le mythe de l'alternance, le mythe de la gauche et le mythe d'une élite politique visionnaire. C'est durant ces années qu'ont été lancées toutes les dérégulations du secteur privé, toutes les privatisations de services publics (France Télécom, La Poste, SNCF, etc.), qu'ont été donnés les premiers coups de pied dans les chevilles de l'hôpital et de l'école visant à rendre ces deux derniers secteurs « rentables », lesquels secteurs qui n'ont pas vocation à l'être puisqu'ils sont les garants de la rentabilité de tout le reste.

Tout cela ne s'est pas fait tout seul, il a fallu mettre le paquet en terme de communication. C'est alors qu'ont fleuri les « conseillers en communication », lequel conseil en communication qui s'appelait avant, simplement et honnêtement, propagande. Qu'observe-t-on ? Pullulation de nouveaux médias, tous privés, bien entendu : les radios « libres », les télés « libres », la presse « libre » (un peu comme l'école « libre » et l'exercice médical en « libéral »). Ouais, Ok, je crois commencer à saisir ce que signifie le mot « libre » dans cette acception : aux bottes du financier, lécher les pompes à grands coups de langue.

TF1 cesse d'être un service public et vend, depuis lors, du temps de cerveau disponible pour les annonceurs. Bon, s'il n'y avait que TF1, encore, ce serait acceptable, mais quel médium, dans le fond, n'est pas un ersatz plus ou moins avoué de TF1 ?… Quel médium n'est pas aux bottes du pouvoir ? de quel pouvoir d'ailleurs ? Celui des grandes villes, le reste du territoire, on s'essuie les pieds avec. le modèle suprême de ces années 1980 est, devinez qui ? Bernard Tapie ! Voilà l'être auquel chacun de vous doit vouloir s'identifier. En voilà un autre gars probe. C'est rudement habile parce qu'avec sa gouaille, il fait « peuple », il fait « vous voyez, vous aussi vous pourriez être comme lui », il fait « devenez l'entrepreneur de votre propre vie, jouez perso, entubez les autres, s'ils n'y arrivent pas, c'est que ce sont des loosers ». Aaah ! Bernard Tapie de mon coeur, comme je vous aime…

Si j'ai commencé cette contribution en parlant de l'histoire, c'est aussi et surtout parce que ceux qui « font » l'histoire, c'est-à-dire, ceux qui rédigent les versions officielles, sont toujours proches du pouvoir, dans les grandes villes, dans les grandes universités, loin, très loin du peuple, très loin aussi, le plus souvent de ceux qui ont pris les coups sur la tête. Lisez un livre d'histoire et, si vous avez la chance d'en connaître encore, faites-vous raconter la même histoire par ceux qui l'on vraiment vécue. Vous y constaterez des différences fondamentales, énormes, colossales. La version « du peuple » n'est pas moins bonne, ni moins valable que la version « des élites », c'est juste qu'elle ne poursuit pas le même but. La première part du sol et a vocation à transmettre des émotions : « J'ai vu ça, j'ai ressenti ça quand il s'est passé ça. » La seconde part d'en haut et a des velléités à l'édification des masses, à la légitimation d'un pouvoir politique en place, car, comme l'écrit Noam Chomsky, l'opinion, ça se travaille…

Retour à mon histoire. N'oublions pas qu'entre temps, pile la même année, pile au moment de ce basculement des années 1970 aux 1980, se produisent deux événements importants dans le monde, tous deux imputables à des dommages collatéraux de la guerre froide entre les États-Unis et l'U.R.S.S. : il s'agit de la révolution iranienne de 1979 et de l'invasion de l'Afghanistan la même année. Révolte des Musulmans contre l'impérialisme américain en Iran, même chose en symétrique contre les Russes en Afghanistan. Bien entendu, les Amerlocs soutiennent les Afghans et les Ruskofs les Iraniens, histoire que tout s'apaise vite et au mieux pour les populations locales…

Revenons à notre ami Nixon. Grâce à son yo-yo boursier, les cours de monnaies et des matières premières fluctuent désormais dans des proportions jamais vues, et l'U.R.S.S. de Brejnev qui a fait tout ce qu'il fallait pour que ça n'aille pas n'est plus qu'un château de cartes. Encore une ou deux fluctuations sur le cours des matières premières et il n'y aura même plus besoin de lui donner un coup d'épaule pour qu'elle s'effondre tant son économie — très dépendante des exportations de matières premières — bat de l'aile. L'aile d'un papillon suffira…

À la charnière des années 1980-1990, le bloc de l'Est implose, s'atomise façon puzzle aux quatre coins de la planète. En occident, dès lors, puisqu'il y a un « vainqueur » à la guerre froide, toute idée, vaguement sympathisante à l'idée d'égalité, de socialisme (au sens vrai, pas au sens Mitterandien du terme, cela va sans dire), de redistribution est automatiquement ringardisée, caricaturée, comparée aux pires errements du communisme soviétique, qui, est-il besoin de le préciser, n'avait rien à voir avec l'idée même du communisme mais qui était ni plus ni moins qu'un capitalisme d'État, précision et nuance que je crois importantes.

Bref, même plus besoin de faire semblant, puisqu'il n'y a plus de modèle alternatif, allons-y gaiement dans le capitarasitisme, miam, miam, miam, à pleines dents, croc, croc, croc, rien à foutre des gens, je peux le produire ailleurs à 10 fois moins cher, et si t'es pas contente, va voir chez les Russes si c'est mieux ! Transitoirement, l'annexion de la RDA par la RFA, on s'en fiche, Gerhard Schröder, ah ! voilà un gars bien ! Voilà un gars qui fait du bien à son peuple, qui les fait bosser jusqu'à 67 ans pour qu'ils jouissent du bonheur de travailler jusqu'à la mort pour un salaire amputé car, n'oublions jamais cela : Arbeit macht frei !

Aux USA au même moment, le très beau, très crooner Bill Clinton, Ah! Magic Clinton ! Monica Lewinsky s'en souvient encore quand elle fait ses lessives. Au Royaume-Uni au même moment, Tony Blair ? Ah ! fantastique Tony Blair ! Tous ceux-là, ils sont jeunes, souriants, sympathiques… polyglotte même pour Blair. Ah ! Ça c'est un mec dynamique, lui il est vraiment de son temps, fini les gars qui disent « nous autres Britanniques ». C'est dépassé tout ça, nous vivons dans un grand village planétaire, où nous sommes tous frères et soeurs… Bon OK, certains sont un peu plus frères et soeurs que d'autres, certains sont un peu plus libres et un peu plus égaux que les autres mais dans l'ensemble, George Orwell est un vrai con, we are the world, we are the children, et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

Si vous ne trouvez pas que ce monde est le meilleur des mondes possibles, vous êtes : 1°) vieux, 2°) con, 3°) raciste, 4°) complotiste, 5°) ignorant, 6°) rétrograde, 7°) incompétent, 8°) dangereux, 9°) terroriste, 10°) obscurantiste, 11°) paysan, 12°) alcoolique, 13°) misogyne, 14°) homophobe… faut-il que j'en mette encore ?

Eh bien, au risque de vous surprendre, les vieux, cons, racistes, complotistes, ignorants, rétrogrades, incompétents, dangereux, terroristes, obscurantistes, paysans, alcooliques, misogynes, homophobes sont plus de la moitié dans chaque pays occidental. Au Royaume-Uni, ils votent Brexit, aux USA, ils votent Trump, en Italie, ils votent Salvini, en France, le Pen, etc. Si j'ajoute à cela le 11 septembre 2001, la survenue des attentats, etc. Il est facile de maquiller en terrorisme, en problème religieux, de donner une couleur musulmane à ce qui n'est, en tout, et pour tout, qu'un énième avatar de la lutte des classes. Donnez du travail aux gens, considérez-les dignement et, ô magie, musulmans ou pas musulmans, ils seront très paisibles, ne crieront, ni ne casseront quoi que ce soit, ils feront corps avec le pays dans lequel ils vivent.

Tous les pays occidentaux sont clivés comme jamais. D'un côté, ceux des villes, c'est-à-dire, ceux de n'importe quelle ville, tant que c'est une grosse métropole, ça leur convient. Cela peut être Londres, Paris, Berlin, Moscou, Shanghai ou Seattle, peu importe, ils sont plus proches entre eux, par exemple, qu'un Parisien avec les gens de Provins, que, pour l'occasion, je n'appellerai pas Provinois mais les provinciaux de leur propre pays. C'est ce que Christophe Guilluy appelle La France périphérique pour la France (mais on peut sans problème transférer le concept dans chaque pays incriminé) et c'est ce que David Goodhart s'ingénie à décrire, interpréter et comprendre avec honnêteté et exactitude.

Son essai est remarquable et apporte des clefs de compréhension à toutes celles et tous ceux qui seraient désireux de comprendre l'époque que nous vivons en ce moment en occident. Il parle du cas britannique mais tout est absolument transposable partout en occident. En France, on associe cela aux Gilets jaunes mais c'est fondamentalement le même phénomène partout, c'est une lutte des classes entre les gagnants de la mondialisation et les perdants, dit autrement, entre les « partout » et les « quelque part ».

Ce sont deux visions de la vie radicalement différentes : les « quelque part » privilégient la famille, le local, les traditions collectives. Les « partout » privilégient eux la réussite individuelle, le statut social, la technique et, d'une façon un peu crue mais tout de même bien réelle, l'argent. Si vous trouvez cette distinction grossière, vous avez raison : David Goodhart l'exprime beaucoup plus clairement, finement, dans le détail et dans les implications. Il y a aussi, ceux qui se situent à cheval entre les deux clans, un pied dans l'un sur certaines questions, un pied dans l'autre sur d'autres thématiques. Bref, d'après mes critères d'appréciation, un essai admirable, mais le mieux est, comme à chaque fois, de le lire par vous-mêmes et de ne jamais oublier qu'il ne s'agit ici que d'un avis, c'est-à-dire, fatalement la vision d'un clan et d'un seul, autant dire une hémiplégie, pas grand-chose.
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