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Critique de Dandine


Asseyez-vous, asseyez-vous! Ceux qui restent debout empechent les autres de me voir et de bien m'entendre, les empechent d'ecouter attentivement la saga de l'empire que je vais conter, les hauts faits des hommes qui l'ont construit et detruit depuis sa creation ou ses creations, car elles sont diverses comme les multiples traditions, toutes differentes, toutes multiformes et heteroclites, toutes mouvantes comme les sables du sud, mais toutes vraies car toutes ont retenu les pensees, les reves et les interpretations des conteurs qui m'ont precede depuis les siecles premiers, ceux qui connaissaient de pres l'exaltation du Soleil et le sang-froid de la Lune.


Mais qu'est-ce que je raconte et ou est-ce que je me crois? Il n'y a personne face a moi, et aucun son ne sort de ma bouche. Je tape comme un forcene sur un clavier, suivant sur un ecran des lettres qui apparaissent comme par miracle et s'amoncellent en mots et en phrases. Tout un message que je veux transmettre a des gens que je ne connais pas et que je qualifie quand-meme d'amis, des gens pour qui je me suis reve – un court instant – conteur et rapporteur de la memoire d'un empire. Mais je reviens vite sur terre et je comprends que ce que je fais, que la seule chose que je puisse faire, c'est transmettre mes impressions de lecture d'un livre, ce livre, Kalpa Imperial.


Ah, oui, mais quel livre! Et d'abord, comment le caracteriser? de la science-fiction? Non, il raconte des passes, et je crois que la science-fiction decrit plutot des futurs. de la fantasy? Peut-etre, mais j'en ai si peu lu que je ne suis pas sur de savoir distinguer ce genre. L'auteure remercie Christian Andersen, J. R. R. Tolkien et Italo Calvino pour “l'elan qu'ils m'ont donne", alors des contes? Des contes fantastiques? Je penche pour ce parti et crois meme qu'elle aurait tout aussi bien pu remercier Homere et les auteurs anonymes des Contes des mille et une nuits.


Et quel souffle! Quel epos! Chapitre apres chapitre, conte apres conte, a travers les pages de Kalpa Imperial s'animent empereurs imperatrices et usurpateurs du trone, generaux et rebelles, commercants artisans et medecins, mais aussi, and not least, villes palais et bicoques, routes et chemins, monts et fleuves et ces immenses etendues d'un sud faiblement explore, qui sont aussi importants que les protagonistes humains. Chapitre apres chapitre se revele un empire ou se succedent les dynasties, les epoques de gloire et les annees noires, un empire qui incorpore d'enormes volumes d'espace et de temps, en des regenerations infinies ou tout change tout le temps mais ou rien n'a ete, n'est ni ne sera reellement nouveau (“L'Empire a toujours existe. Il existe, il a existe, il existera, c'est ce qu'on nous enseigne a l'ecole avant meme que nous n'apprenions a lire. — Qui sait, dit madame Assyi'Duzmaul. — Comment peut-on penser que l'Empire n'a pas existe, dit un homme soucieux, en secouant la tete. — La dame a raison, dit le vieux. Qui sait. Il y a des legendes, il y a des histoires, et il se peut que tout ne soit pas qu'une fable inventee par des aveugles, des bardes et des mendiants.”).


Toutes cette epopee, ou ces epopees, nous sont transmises par la bouche d'un conteur de rues ou de places (“Ecoutez-moi sans vous distraire […] On attire mon attention et on me flatte pour que je raconte de vieux faits oublies […] Je suis celui qui va vous conter la façon dont les choses se sont deroulees, car il revient aux conteurs de contes de dire la verite bien que la verite n'ait pas l'eclat de ce qui est invente mais cette beaute que les cretins qualifient de miserable ou de mesquine […] Je vais vous raconter qu'il y eut une fois un enfant […] Et moi je vous le raconte a present, vous qui n'allez jamais etre empereurs. Je ne le raconte pas pour que vous compreniez, j'ai deja renonce a une telle pretention ; ni pour que vous compreniez le Prince Furet. Je le raconte parce que les sages disent que les mots sont les enfants de la chair et qu'ils pourrissent si on les garde prisonniers.”), mais aussi par un archiviste (“Ma vie, messieurs, se passe dans les papiers. Je n'ai rien vu et j'ai tout lu […] Cela est aussi vrai et aussi faux que tout ce que racontent les hommes […] Mais qu'en serait-il des annales de l'Empire si nous autres archivistes nous nous mettions a fantasmer comme les conteurs de contes?”), et des fois meme une femme de chambre ou un officier de la sentinelle peuvent prendre la parole. le dernier chapitre, le dernier conte, nous est narre directement par l'auteure, sans l'artifice de devoir asseoir un conteur. Et la elle se permet des clins d'oeuil tres accentues, parodiques, a notre monde et a notre realite. Cela romp avec la solemnite de tout le reste du livre. Ce n'est qu'une petite partie du chapitre, mais c'est la partie du livre que j'ai le moins aime. Alors je reviens au conteur, il sait surement aussi charmer les serpents, comme il sait charmer son auditoire, comme il a su me charmer, moi.


En ecoutant le conteur nous assistons a des batailles sanglantes (“Les hommes chargeaient, se dechiraient la gueule, se mettaient en pieces ; ils se repliaient puis chargeaient a nouveau. Lorsqu'on raconte toutes ces choses on eprouve du degout pour cette creature qu'est l'homme"), a la creation de nouvelles villes, comme la ville des collines qui devint capitale de l'empire. Phare du Desert, on l'appela, et aussi Perle du Nord, Etoile, Mere, Guide, Berceau, Mere des Arts, et enfin Mere de la Religion Veritable. Nous l'ecoutons raconter un grand mouvement messianique, qui attend Celui Qui Revient, celui qui doit revenir pour instaurer ou reinstaurer la justice (“Et ce sera celui qui doit venir qui consolidera les toits et les fondations de ta maison, celui qui ramenera de la mort et des profondeurs ceux qui sont sur le point de partir, celui qui verra ta ville et ta maison car il peut voir le monde, celui qui ne sait rien et qui sait tout, celui qui depuis le coeur de ta terre se leve et par tous est vu tel qu'il est”). Et nous ne nous etonnons presque pas de l'entendre chanter plus de louanges d'imperatrices que d'empereurs (“l'Imperatrice Nargenenndia Ire, celle qui entra dans l'histoire avec le sobriquet etrange de « le Chat », celle qui aux dires des conteurs de contes fut presque aussi sage que la Grande Imperatrice Abderjhalda mais beaucoup plus joyeuse ; presque aussi valeureuse qu'Ysadellma mais beaucoup plus belle ; presque aussi forte qu'Eynisdia la Rouge mais beaucoup plus compatissante ; celle qui inaugura son regne avec une question adressee au vieux qui se tenait debout a la droite du trone d'or : — Quelles sont les vingt voies du monde, p'tit pere ?”).

En ecrivant un empire Angelica Gorodischer a creee un monde. Son livre est un livre monde ou on trouve de tout, bonheur et affliction, allegresse et abattement, sagesse et deraison, courage et pleutrerie, loyaute et trahison, richesse et denuement, beaute et … autres beautes.
L'empire qu'elle decrit dure-t-il encore? Je ne sais. Je crois meme que nul ne le sait. Mais d'une chose je suis pratiquement certain: son livre, ce beau livre, est fait pour durer. Angelica Gorodischer est morte cette annee, mais on retiendra son nom: ANGELICA GORODISCHER.
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