Je me rends compte qu’on ne peut pas l’empêcher de les chercher si elle souhaite les rencontrer, mais… Sa voix se brise. Elle tord un mouchoir entre ses doigts. « J’ai juste peur, c’est tout. On ne sait pas ce qui peut arriver. Je ne veux pas qu’elle souffre. »
Somer ne parvient pas à exprimer ses véritables craintes. Qu’elle va perdre Asha, même un tout petit peu. Que le lien qu’elle a eu tant de mal à tisser entre-elles ne soit fragilisé par ce fantôme. Après tout, telle est l’issue qu’elle a tenté d’éviter depuis le début. C’est pour cette raison qu’elle n’a jamais voulu retourner en Inde et qu’elle n’a jamais voulu retourner en Inde et qu’elle n’a jamais encouragé Asha à poser des questions sur son adoption. Ce qui est en train de se jouer est au cœur de toutes les décisions qu’elle a prises depuis que Asha est entrée dans sa vie.
Notre mère l'Inde n'aime pas ses enfants de la même manière.
"Elle est arrivée dans la cabane abandonnée à la tombée de la nuit, dès qu'elle a senti les premières contractions, celles qui ne trompent pas. Elle n'a prévenu personne. Il n'y a rien dans la cabane, à l'exception de la natte sur laquelle elle est allongée à présent, les genoux repliés sur la poitrine. Lorsqu'elle est assaillie par la seconde vague de douleur, Kavita enfonce ses ongles dans ses paumes et mord le morceau de bois entre ses dents. [...]
La contraction suivante arrive si brusquement qu'elle lui coupe le souffle. La sueur a dessiné des ronds noirs et humides à travers le corsage en coton de son sari, tendu à la hauteur des minuscules attaches entre ses seins. Par rapport à sa dernière grossesse, sa poitrine a bien plus forci, cette fois. [...] Elle a accueilli ce changement comme une bénédiction, car, pour son mari et les autres, cela signifiait que le bébé serait un garçon.
Une peur soudaine l'étreint, cette même peur suffocante qu'elle a ressentie pendant toute sa grossesse. Et s'ils se trompent ? Sa seconde prière, la plus désespérée des deux, c'est de ne pas mettre au monde une fille. Elle ne pourrait pas le supporter à nouveau." (Folio Poche - p.15-16)
Dadima s'est mise à évoquer l'époque où sa famille a dû émigrer, pendant la Partition quand en 1947, le pays a été divisé en deux, l'Inde et le Pakistan, en même temps qu'il se libérait du joug de l'Empire britannique. La famille de Dadima vivait à Karachi, la capitale du Sind, une province au nord de l'Inde.
Karachi devint la capitale du Pakistan, le nouvel Etat musulman. Les Britanniques redessinèrent les frontières sur la carte de l'Asie du Sud sans se soucier des gens, et ceux qui vivaient du mauvais côté durent fermer leurs maisons, leurs commerces et déraciner leur famille pour se rendre du bon côté. La famille de Dadima, comme nombre d'Hindous de Karachi, rejoignit Bombay.
Ton mari et ton fils ont besoin de toi. "Si la mère s'effondre, toute la famille s'effondre", dit-elle en reprenant les vers d'un poème traditionnel. Tu dois être courageuse pour eux."
A l'âge de trente-deux ans, elle n'aurait plus la capacité de porter un enfant, la seule chose qui la définissait comme femme. Qu'est ce que je serai alors ?
Elle va s'asseoir au terminal relié à la base de données du Times. Dans le petit rectangle blanc, elle tape "Inde, taux de natalité." Elle clique sur le premier article. Rédigé en 1991 par les Nations Unies, il explique que le taux de natalité des filles en Inde n'a cessé de baisser. La courbe qui l'accompagne montre à la fois le déclin vertigineux des naissances chez les filles et l'écart de plus en plus important entre les filles et les garçons. L'article suivant critique l'invasion d'appareils portatifs qui permettent de faire des échographies dans tout le pays. Bien que dix ans auparavant, le gouvernement indien ait interdit l'échographie effectuée dans la seule intention de connaître le sexe de l'enfant, la pratique sévit toujours et conduit souvent à des avortements sélectifs, une expression que Asha n'avait jamais entendue jusqu'alors.