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Critique de Bouteyalamer


Après ses romans publiés de 1945 à 1958, Gracq fait ses adieux à la fiction dans ce recueil de trois nouvelles où l'on retrouve les constantes de sa création, le paysage, le désir, la vanité de l'action.

L'intrigue de la Presqu'île, nouvelle qui donne son titre au recueil, s'énonce en deux lignes : Simon attend Irmgard au train de 12 h 53 ; elle n'y est pas ; il loue une chambre à l'hôtel, erre toute l'après-midi et retourne à la gare pour le train du soir. La nouvelle est une variation sur le désir, variation au sens de la musique baroque avec canons, reprises, déclinaisons joyeuses ou sombres, qui boucle sur elle-même comme les variations Goldberg. L'auteur déroule sa géogracquie en fond d'écran : Brévenay, Pen-Bé, Kergrit, Port-Réau, la Maraudais, la Chétardais, la Devinais, Pohoët, Crancoët, Renrouët, Sainte-Croix des Landes, Saint-Clair des Eaux, Malassac, Blossac, Penrun, Saint Rolf, La Gacillais, Coatliguen, Eprun, noms sonores, toponymes inventés, où les exégètes restituent la carte d'une errance dans la presqu'île de Guérande à partir du paysage, des bâtiments, des cultures ou des bois. C'est le décor vivant où Simon regarde, hume, écoute, roule, marche et s'arrête. Sa pensée vagabonde dans un mouvement brownien où les particules sont des sensations d'une extraordinaire richesse, tirées du souvenir ou du vent, des arbres, de la mer, de la pluie, des villages déserts, des villes agitées dans leur routine, avec en contrepoint l'anxiété du désir :
« Il ne pensait à rien. Il ne laissait même pas se former dans son esprit d'images de ce qui allait venir, il les sentait seulement fourmiller en lui toutes — gluantes, encollées, protégées encore comme par un tégument voluptueux, pressentant l'air qui va les déplisser une à une, il était comme une plante qui va fleurir : au bord d'une débâcle. Une minute, il pensa qu'il était profondément heureux, c'est-à-dire qu'il sentit qu'il allait cesser de l'être ».
Les pensées du désir surgissent dans la mémoire, l'impatience énervée, le fantasme, l'anticipation :
« Ils marchaient si près l'un de l'autre en se tenant par l'épaule que quand elle virait un peu sur les hanches pour lui parler dans le noir, il sentait son sein durci par la fraîcheur heurter sa poitrine, frais et brutal soudain comme un genou ».
« Quand Irmgard était couchée sur le ventre, il aimait soulever les cheveux lourds pour découvrir la nacrure de la fraîche lisière rasée, promener sur le chaume dru qui gardait encore le luisant de l'acier un doigt qu'aiguisaient brusquement, en faisant passer en lui une petite vague sensuelle, les deux mots de coupe au rasoir ; il ne pouvait se retenir de mordiller cette peau, plus nue d'avoir été sous la lame, avec une faim très trouble ; Anne Boleyn et Marie Stuart, la chair blanche des belles aristocrates de la guillotine, s'éveillaient vaguement sous ce doigt envouté ».
« Il sentait contre son poignet le trottinement de l'aiguille qui mangeait les secondes une à une. Il en percevait derrière le bonheur de la minute, la piqûre aiguë. Si lentement ? Si vite ? Qui peut le dire ? Tout est mêlé, tout est ensemble dans cette fuite acharnée ».
« Ils rouleraient serrés l'un contre l'autre dans l'obscurité, sans plus rien de vivant devant eux que les deux antennes frôleuses et sournoises des phares, explorant de leur toucher muet le tunnel des feuilles ».
Le torrent des émotions contraste avec l'indigence de la raison pratique, de la formulation à soi-même : « On n'attend vraiment personne ici, elle ne viendra pas, pensa Simon » ; « Bien entendu, on n'a aucune chance qu'elle arrive maintenant, se répéta encore Simon » ; « Qu'est-ce que je vais faire ? Pensa-t-il l'esprit engourdi, je n'ai guère faim, je ne suis pas mal ici, il n'y a personne » ; « On va faire le cantonnement, pensa-t-il » ; « Plutôt s'ennuyer tout l'après-midi à Brèvenay, pensa-t-il très inquiet » ; « Il n'y a aucun risque, pensa-t-il. D'ailleurs, j'arriverai largement en avance », etc., jusqu'à sa dernière réflexion, la toute dernière phrase de la nouvelle, quand il comprend qu'il s'est fourvoyé à l'arrivée du train : « Comment la rejoindre ? pensait-il désorienté ». La boucle est bouclée, Simon revient à son point de départ, désorienté par le désir, et cette fois l'absence n'affecte plus Irmgard, c'est la sienne, son incapacité au présent.

King Cophetua and the beggar maid est une ballade élisabéthaine citée par Shakespeare dans Roméo et Juliette (II,1,14) et un tableau célèbre d'Edward Burne-Jones. Trois personnages sont cités dans la nouvelle homonyme, précisément située dans le temps et l'espace, où seul est nommé l'absent. le narrateur arrive à Braye la Forêt dans l'après-midi de la Toussaint 2017 pour rendre visite à Jaques Nueil, aviateur au front ; accueilli par une femme silencieuse qui le retient dans la maison déserte, il est servi jusque dans sa chambre. L'action, si l'on peut dire, est rassemblée en une nuit de tempête et de canonnade — le front est à moins de vingt kilomètres. Comme dans le château d'Argol (Heide et Albert), Un beau ténébreux (Christel et Allan) ou le Rivage des Syrtes (Vanessa et Aldo), l'initiative est féminine et le narrateur l'accepte comme le destin, « Simplement, ainsi ». La découverte, la montée, l'assouvissement du désir adviennent dans un décor obscur, hanté par les miroirs. le bombardement ou les pénuries de la guerre ont coupé l'électricité et les protagonistes se rencontrent dans la vaste demeure à la lumière des flambeaux :
« Je ne vis d'abord que la silhouette du bras nu, faisant glisser sur lui un pan de l'écharpe — qui, la porte passée, élevait un flambeau à deux bougeoirs d'un geste à la fois gracieux et imperceptiblement théâtral. Derrière le menu buisson de lumières qui tremblaient, scintillaient seulement les yeux et les lèvres — la masse lourde, presque orageuse, des cheveux noirs se perdait dans l'ombre élargie qui se plaquait sur le mur ».
« Quand elle s'approchait de moi pour me servir, le dos de ma main un instant se brûlait à distance à la faible et forte chaleur de son bras nu ».
L'envoutement par la femme inconnue, par la demeure, est doublé par la rencontre partout de miroirs : « Mon regard se relevait malgré moi sur le miroir bas qui me faisait face — je guettais le moment où derrière moi, dans le rectangle de la porte ouverte, la femme de nouveau s'encadrerait ». Miroirs envahissants, narcissiques, qui restent présents, virtuels, à la fin de la nuit : « Tout de même… pensais-je un instant, mais il me sembla aussitôt que c'était pure convenance ; je n'étais pas tellement effarouché : intimidé plutôt par ce corps jeté au travers du drap qui gardait dans le sommeil la même indifférence hautaine, et qui restait à distance si intimement prisonnier d'un regard. J'élevais encore un peu le flambeau et je me penchai sur elle. Je la regardai et il me semblait que je me regardais aussi me pencher sur elle ». Prodigieuse illustration d'un rapport homme-femme égalitaire ou inversé, très contemporain : « Je retrouvais le saisissement que m'avait causé ce pas sur le gravier crissant soudain en même temps que le mien. Humilié et serf, et pourtant calmement autoritaire — enchaîné — enchaînant. Tout au long de la journée et de la nuit nouant ses gestes au travers des pièces lisses, parlant sa haute langue muette et captive, pleine d'une étrange communication ».

La Route est la plus courte de ces trois nouvelles : 22 pages que Gracq a gardées des Terres du couchant, doublon médiéval, parfois granguignolesque du Rivage des Syrtes, un livre publié à tort en 2014 par Bernhild Boie avec une postface ampoulée. le narrateur et son compagnon y suivent une route séculaire qui traverse le Royaume détruit et n'y rencontrent que des vagabonds pilleurs d'épaves et des sibylles qui vont par deux, voyageuses et tendres : « La Route, où elles vivaient dans le remous du long voyage, leur avait donné peu à peu une espèce d'uniforme ; presque toutes portaient les épaisses bottes plissées sur la cheville, les braies lacées, le petit poignard et le corselet de cuir qui les enserrait rudement de la taille aux poignets ; mais elles allaient tête nue et les cheveux libres, une lourde crinière chaude qui leur tombait jusqu'aux reins, pleine d'épines et d'odeurs sauvages ».
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