La dernière chasse

Max et Laura s’efforcèrent de rire, mais le spectacle était lamentable. Niémans vit alors que la comtesse lançait un coup d’œil à Ivana, qui ne riait pas et contemplait ce pauvre petit con avec un air de mépris insondable.
Le visage de Laura se métamorphosa : sa chair se durcit, ses yeux se voilèrent de dégoût. En une fulgurance, le flic surprit dans cette expression toute la haine de l’aristocrate pour le peuple, les couches inférieures de la société, les gens normaux qui n’ont ni ancêtres ni blason pour leur donner une quelconque valeur.

– Je suis le Polizeioberkommissar Fabian Kleinert, de la Landeskriminalamt du Bade-Wurtemberg, annonça-t-il en tendant sa carte à Niémans. L’équivalent de votre police criminelle.
Kleinert parlait lui aussi français. À croire que la langue de Voltaire était au programme de toutes les écoles du Bade-Wurtemberg.
Niémans fourra la carte dans sa poche sans la regarder.
– Commandant Pierre Niémans, lieutenant Ivana Bogdanović. Nous appartenons à l’OCCS, l’Office central contre les crimes de sang. L’équivalent de rien du tout.

– On recherche seulement un mâle en parfaite possession de ses moyens. Un « mâle armé », comme on dit, avec de longues défenses s’il s’agit d’un sanglier ou de hauts bois si on a affaire à un cerf. C’est l’approche qui compte. La prouesse de se trouver à quelques pas de son adversaire le plus aguerri…
– Qu’est-ce qu’on fait alors ? On laisse la bête repartir ?
Schüller éclata de rire.
– On voit bien que vous n’êtes pas chasseur ! On l’abat d’une seule balle, tirée selon des règles très strictes. On appelle ça « la balle propre ».
– Mais Jürgen n’a pas été tué par balle, remarqua Niémans.
– Non. Votre homme s’inspire de la pirsch, mais pour tuer, il revient à une autre tradition : l’arme blanche.

Face à Ivana, Niémans s'était fait l'avocat du diable mais lui non plus ne comprenait pas la jouissance de la chasse. Les chasseurs comme son grand-père qui pouvaient passer une soirée à vous expliquer la beauté d'un grand cerf immobile dans le soleil couchant et qui n'avaient comme réaction immédiate que de lui tirer dessus lui faisaient penser à un mélomane qui, ému aux larmes après avoir écouté le Requiem de Mozart, n'aurait rien de plus pressé que d'en brûler la partition.

Niémans se dit qu'il était temps de demander leur alibi aux deux débiles.
Tout ce qu'il obtint comme réponse, ce furent de nouveaux ricanements et des regards en coin entre les frangins.
- Qu'est-ce qu'il y a de drôle ? interrogea-t-il.
Max se redressa sur sa chaise et secoua sa tête de quille peinte.
- Disons qu'on a enfreint quelque peu les règles du week-end.
- C'est-à-dire ?
- On a fait venir de jeunes personnes dans nos chambres au lieu de nous coucher tôt, comme le veut la tradition.
Il avait vu passer cet alibi, il s'en souvenait maintenant.
- Vous avez leurs coordonnées ? demanda-t-il.
- Bien sûr. Je peux aussi vous donner leur tarif.
Niémans leva les yeux et aperçut le blason des Geyersberg suspendu au mur : deux ramures de cerf croisées sur fond d'or. Tout ça pour ça, se dit-il. Des siècles de guerres, de combats politiques, de luttes sociales, de privilèges jalousement défendus, pour obtenir deux clowns appelant des putes avant de traquer un cerf dans la forêt. L'évolution darwinienne n'était pas avare de déception.

- Bonsoir, dit-elle en tendant une main blanche suspendue à un poignet d'une extrême finesse. Je suis Laura von Geyersberg.
- Commandant Pierre Niémans, annonça le visiteur d'une voix trop assurée, le genre qui a répété devant son miroir. Voici le leutenant Ivana Bogdanovic, ma coéquipière.
Ivana fit presque une révérence. En cet instant, elle se sentait à peu près aussi séduisante qu'une blatte sortant de sous un évier.
- C'est moi qui vous ai téléphoné cet après-midi, dit-elle d'une voix sourde, histoire de prouver que même les cafards ont le droit d'exister.
Elle ne parvenait pas à quitter des yeux la chevelure de Laura : un véritable crève-cœur pour elle qui avait toujours l'impression de porter des extensions en poils de balai.

Ce qu'il aimait d'abord chez elle, c'était son look.
Ce blouson en daim qu'elle portait en toutes circonstances, qui prenait un ton taupe dans l'ombre et une teinte écureuil à la lumière. Son jean élimé, ses boots râpées, ses cheveux rouges. Tout ça distillait quelque chose de cohérent et de chaleureux. Quelque chose qui avait à voir à la fois avec la mélancolie des feuilles mortes et la vitalité d'un réseau de veines gorgées de sang.
Elle n'était pas grande, mais très mince. On aurait pu dire "menue", mais son ossature et surtout ses muscles à fleur de peau interdisaient ce genre de terme faiblard. Sa silhouette de chat écorché évoquait plutôt une force survivante. Il y avait eu une catastrophe, d'accord, mais ce qui restait était d'une intensité rare.
De l'os, du muscle, de la rage.
Avec sa peau trop blanche de rousse, elle lui faisait penser aux couteaux eskimos taillés dans une seule et même pièce d'ivoire, dont une extrémité est affûtée alors que l'autre tient parfaitement dans la main.

Dans sa chambre d'hosto, les huiles de la police judiciaire et les gradés de la gendarmerie nationale étaient venus le féliciter. Médaillé en pyjama, il avait eu l'impression d'être épinglé comme un papillon mort sur un tableau de lège. Même goût, même couleur.

Parce qu'une course contre la montre était engagée. Le premier qui trouverait le meurtrier de Jürgen lui logerait une balle dans le coeur.
Une balle propre.
Comme dans la pirsh.