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Citations sur Artaud / Joyce, le corps et le texte (130)

"Mais remarque que le monde écrit, a écrit et écrira ses propres runes (wrunes = runes, ruins) à jamais, l'ami, sur
tous les sujets qui tombent sous l'interdit de nos sens infra-rationnels"
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Toute lecture, on l'a vu, repose sur un provisoire affaissement des limites psychiques entre
auteur et lecteur, un va-et-vient où s'abolit la distance entre lire et être lu. Ainsi, c'est du point de
vue du lecteur aussi que s'ouvre l'espace indécidable (moi-non moi) où se croisent écriture et
lecture. L'espace de l'illusion et du rêve qui mobilise l'imaginaire du lecteur et ses identifications
oedipiennes (se prendre pour l'autre, l'aimer ou le haïr) est propre à la littérature d'essence
fictionnelle gouvernée par le désir et le fantasme. Il n'est nullement aboli dans les derniers textes
de Joyce ou d'Artaud. On en trouve le témoignage, même chez le dernier Artaud, dans le cadre
narratif ou fictionnel qui resurgit lorsqu'il met en scène des doubles où se ressoude son identité
(Nerval, Lautréamont ou Van Gogh), ou lorsqu'il réécrit l'histoire du monde et de la génération
des corps (le sien, ceux de ses "filles de cœur à naître"). Joyce, dans Finnegans Wake, multiplie
jusqu'au vertige les infinies variations d'une histoire de famille qui n'en finit pas, dévidant à
plaisir l'écheveau narratif de toutes ces fables, bribes de discours, dialogues, récits en tous genres
qu'il traduit, déforme, répète, intégrant par avance la matrice même de tout dispositif fictionnel :
"The family umbroglia" (FW, 284.4).
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"Stephen écoutait ce compendium de toutes les choses existantes, ne fixait rien en
particulier. Il pouvait évidemment entendre toute espèce de mots qui changeaient de
couleur comme les crabes du matin à Ringsend, qui fonçaient dans le sable aux colorations
changeantes où ils avaient ou paraissaient avoir un gîte. Alors il regarda plus haut et
rencontra les yeux qui disaient ou ne disaient pas les choses que disait la voix qu'il
entendait - de travailler (if you work)" (U,569-570;565).
Mode d'écoute ou de lecture que Joyce peut-être suggère pour que son écriture soit lisible.
Car c'est ainsi qu'il convient de lire Pénélope et plus tard Finnegans Wake sans postuler une
lecture qui totaliserait le sens global du livre. Il n'est de lectures que partielles et plurielles, sans
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fixation du sens, sans crispation à élucider, flottant entre proximité (écouter résonner le mot) et
distance ("rassembler les lettres pour lire" ... les mots, les phrases, le livre, suggérait au fond
Beckett). Lire Ulysse : entendre les mots pour qu'ils changent de couleur.
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La mémoire participe à cette spatialisation de la lecture que nécessite le texte d'Ulysse.
Comme le souligne Genette, la littérature moderne depuis Mallarmé nous a rendu plus attentifs à
l'existence du Livre comme objet total, à "la disposition atemporelle et réversible des signes, des
mots, des phrases" dans la simultanéité de ce que l'on nomme un texte. Nous avons pris
conscience qu'il n'était pas vrai que la lecture soit seulement un déroulement continu dans la
durée. Ainsi Proust réclamait-il de son lecteur une attention à ce qu'il nommait le caractère
"télescopique" de son oeuvre, c'est-à-dire les relations à longue portée qui s'établissent "entre des
épisodes très éloignés dans la continuité temporelle d'une lecture linéaire [...] et qui exigent pour
être considérés une sorte de perception simultanée de l'unité totale de l’œuvre"270; or, cette unité
ne réside pas seulement dans des rapports horizontaux de succession mais aussi dans des rapports
transversaux, des effets d'attente, de rappel ou de symétrie qui font de l’œuvre proustienne la
cathédrale que l'on sait. C'est dans cette mesure que l'espace du livre proustien infléchit et
retourne le temps, et en un sens, l'abolit. Au coeur de l'espace de la lecture dont parle Genette, on
pourrait sans doute reconnaître aussi l'empreinte de la Mnèmosunè, elle qui permet de relier la vie
présente à l'ensemble des temps; on trouve sa trace dans ce travail de mémorisation qu'accomplit

269 "James Clarence Mangan", op. cit., p. 960.
270 "La littérature et l'espace", Figures II, op. cit., p. 45-48.
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le lecteur de Proust, parallèlement et conjointement à l'auteur, élaborant l'un et l'autre, dans
l'entrelacs progressif de leurs mémoires, cette architecture complexe qu'est le livre où s'abolissent
le temps, le devenir et la mort. La mémoire mise en oeuvre dans Ulysse n'a pas la fluidité
amoureuse de celle de la Recherche. C'est une mémoire trouée qui sème des embûches sous les
pas du lecteur et le tient en échec ("Devinette, devinez!"); aussi la jubilation qu'il éprouve à relier
des fragments de texte est-elle à la mesure des difficultés surmontées. Avec Joyce, l'exercice de
mémoire n'est plus seulement une victoire sur l'oubli, c'est un triomphe sur le non-sens.
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Plus qu'à un mythe des cycles totalisants tel
que l'on peut en déceler encore la tentation dans ce texte de jeunesse, c'est à cette mémoire
atemporelle et transindividuelle de la Mnèmosunè que fait appel Ulysse: mémoire de l'auteur, du
texte, du lecteur. Mémoires enchevêtrées et potentiellement inépuisables qui relient les débris du
réel énigmatiques dans leur insignifiance pour les transfigurer en ce rayonnant magma que Joyce
nomma d'abord épiphanie et qui deviendra esthétique du désordre dans le chaosmos de
Finnegans Wake. Souvenons-nous de Stephen le Héros et de ces bribes de dialogue troué,
flamboyante épiphanie de l'insignifiance :
"La jeune fille (d'une voix discrètement traînante) :
« Ah, oui … j’étais…à la …cha…pelle. »
Le jeune homme (tout bas) :
La jeune fille (avec douceur) : «.. Ah... mais... vous... êtes... très... mé... chant...»
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Il y a, souligne Jean-Pierre Vernant, deux conceptions de la mémoire266. L'une s'inscrit à
l'intérieur de la temporalité et elle représente la conquête progressive par l'homme de son passé
individuel, au même titre que l'histoire constitue pour le groupe social la conquête de son passé
collectif. C'est celle-ci rappelons-le que Joyce repousse lorsque, avec Mangan ou Blake, il
dénonce dans l'histoire, "cette fable forgée par les filles de la mémoire". L'autre conception de la
mémoire tire ses origines de la vaste mythologie de la réminiscence qui s'est développée dans la
Grèce archaïque. Mnèmosunè, la mémoire divinisée, loin d'être liée à l'élaboration d'une
perspective proprement temporelle, y est l'instrument d'une libération à l'égard du temps. Elle
n'est jamais individuelle; c'est une mémoire impersonnelle. Les deux traits majeurs de cette
mémoire archaïque dont on retrouvera des traces jusque dans la théorie platonicienne de
l'anamnèsis sont la sortie du temps et l'inscription de l'individu dans le cadre d'un ordre général
qui lui donne sens. Il s'agit "de rétablir sur tous les plans la continuité entre soi et le monde, en
reliant systématiquement la vie présente à l'ensemble des temps, l'existence humaine à la nature
entière"267. De façon proche, l'histoire monumentale de Nietzsche, cette histoire "sur le mode
antiquaire", permet une vue d'ensemble qui transcende la chaîne continue des événements. Elle
repose sur "la croyance à la cohésion et à la continuité de la grandeur à travers tous les temps :
c'est une protestation contre la fuite des générations et contre la précarité de tout ce qui existe"2
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"Pour lui, un temps plus bref que le battement d'une artère équivalait, dans sa période
et sa durée à lui, à six mille ans [...]. Le processus mental par lequel Blake atteint le seuil de
l'infini est analogue : son âme, volant de l'infiniment petit à l'infiniment grand, d'une goutte
de sang à l'univers des étoiles, se consume dans la rapidité du vol et se trouve
régénérée"

263 "William Blake", conférence donnée en 1912 à Trieste (James Joyce I, éd. cit., p. 1083).
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"Il
se promène, lisant au livre de lui-même" Mallarmé
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Des mythes, Joyce a donc retenu cet enseignement : on n'échappe à l'horreur de la mort
individuelle qu'en s'inscrivant dans un vaste corps où les identités s'estompent. A l'inverse des
géniteurs humains qui engendrent des êtres promis à la mort, l'artiste crée une oeuvre échappant à
l'universelle destruction; s'incluant dans un processus de création où lui-même se dissout comme
sujet séparé, il s'impersonnalise. C'était déjà en partie la leçon du Portrait de l'artiste mais Ulysse
va plus loin. L'impersonnalisation du créateur s'inscrit dans un processus de répétition infini qui
s'exerce dans un triple registre : répétition du réel transcrit et catalogué (c'est l'aspect
apparemment méticuleusement réaliste du livre), répétition des textes des autres sous forme de
fragments empruntés, de citations plus ou moins clairement affichées, répétition enfin de ses
propres textes dans un processus de rumination infini. On touche là une caractéristique essentielle
de l'écriture joycienne : elle est indissociable de la lecture qui s'exerce à l'intérieur d'elle-même.
Si l'écrivain crée c'est parce qu'il répète, s'il répète c'est que son écriture s'exerce à l'intérieur d'un
procès interminable de lectures. Tout lecteur d'Ulysse est pris à son tour dans ce processus infini
d'écriture-lecture; co-auteur de l’œuvre qu'il lit, engagé dans une série sans fin de lectures
répétitives, il participe de ce processus de création transindividuelle. Le progressif effacement des
limites subjectives qui, dans Ulysse, affecte la conception ordinaire des personnages comme
individus séparés, touche de la même façon la frontière entre l'auteur et le lecteur. Comme le
formule magistralement Bloom, "savez jamais de qui les pensées vous êtes en train de mastiquer"
(U,167).
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"A la différence des canons modernes, le corps grotesque n'est pas démarqué du
restant du monde, n'est pas enfermé, achevé ni tout prêt, mais il se dépasse lui-même,
franchit ses propres limites. L'accent est mis sur les parties du corps où celui-ci est soit
ouvert au monde extérieur, c'est-à-dire où le monde pénètre en lui ou en sort, soit sort luimême dans le monde, c'est-à-dire aux orifices, aux protubérances, à toutes les ramifications
et excroissances : bouche bée, organes génitaux, seins, phallus, gros ventre, nez.
Le corps ne révèle son essence, comme principe grandissant et franchissant ses
limites, que dans des actes tels que l'accouplement, la grossesse, l'accouchement, l'agonie,
le manger, le boire, la satisfaction des besoins naturels. C'est un corps éternellement non
prêt, éternellement créé et créant"250.
A bien des égards, le corps joycien se rattache à cette tradition littéraire du réalisme
grotesque qui lie le cosmique, le social et le corporel251. Le corps rabelaisien, lié au rire de la fête
populaire et du carnaval était, comme le montre Bakhtine, une réponse aux peurs ancestrales
collectives et à la culture étouffante de l'état féodal. Le corps ouvert d'Ulysse est une réponse à
des angoisses individuelles plus contemporaines, celles du monde clos des limites corporelles et
identitaires qui inscrit tout sujet dans un devenir mortel, celles aussi à l'inverse de
l'enchevêtrement abject des corps poreux. Le rire de Joyce est transidentitaire, il balaie les
frontières des corps, des langues et des nations.
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