Elle vit avec trois hommes et y en a pas un pour rattraper l'autre. Deux fils : un bandit à casquette et un mongol. Et un mari en jogging drogué par la Française des Jeux. Elle doit rester avec lui pour ses prouesses au pieu, je vois que ça. Et encore, faut avoir de l'imagination. Ma Yéva, c'est bien la seule chose qui va me manquer maintenant.
Je baigne dans mon sang, à poil, dans une position incroyable. Je pensais voir défiler ma vie comme un film, mais c'est une connerie. J'entends seulement des voix.
Mon seul petit moment agréable de la journée, c'était aux alentours de 19 heures quand Mme Yéva passait acheter ses Gauloises blondes. Sacrément bien chargée. Une belle femme, ça oui. Elle laissait toujours derrière elle une traînée de parfum, comme un grand nuage rose, un nuage d'amour.
Une odeur sucrée qui arrêtait le temps dans le bar. C'est pas que je sois un sentimental mais Mme Yéva, c'est spécial. C'est le genre de femme qui donne de l'inspiration. Il est arrivé qu'une fois ou deux, je lui mette discrètement la main au derrière. Elle l'a vraiment mal pris. Je me suis défendu en disant que je l'avais pas fait exprès mais elle m'a fait une grosse scène. Pendant qu'elle me hurlait à la figure des noms d'oiseaux, je pensais qu'elle avait un sacré caractère et ça m'attirait encore plus fort.
On est à Joigny-les-Deux-Bouts depuis plus de cinquante ans. Une commune de 4 500 habitants à l'extrémité d'une ligne de RER. Un endroit dans lequel vous ne foutrez sans doute jamais les pieds.
Ici, tout le monde me connaît. Jojo ou « Patinoire » pour les habitués. On me surnomme comme ça disons à cause de ma calvitie avancée. Enfin elle est récente, parce qu'à l'adolescence, fallait voir la tignasse. De dos, je ressemblais à Dalida. Par nostalgie, je garde les cheveux longs malgré le terrain vague sur le dessus. J'étais le patron du café Le Balto. On ne s'est pas beaucoup remué les méninges pour le baptiser. C'est le bar-tabac-journaux du coin. Poumon du village. Et sac à vomi.
Joël, dit Jojo, dit Patinoire
Je m'appelle Joël Morvier et j'ai décidé de raconter mon histoire moi-même. Depuis trente ans, je vis au milieu des journaux alors on me la fait pas. Je vois très bien comment ils déforment la réalité. Je préfère me fier à ma bouche.
J'aurais eu soixante-deux ans en avril, le 12 du mois. Je dis ça pour information, je n'ai jamais fêté un anniversaire de ma vie.
Il paraît que je suis un homme antipathique. Je dirais plutôt que j'ai reçu moins d'amour et de compassion que ce que je méritais. On me fait de faux procès. Je ne suis pas raciste. J'ai des valeurs et visiblement, ça dérange.
Je suis tel que l'usine de la nature m'a fabriqué. On me traite d'insensible mais je n'ai pas eu le choix des options au commencement, ce qui n'a pas empêché la voiture de rouler. Fabrication française je précise.
À les écouter, faudrait s'émouvoir du moindre enfant violé.
Moi aussi je regarde des images à la télévision, les attentats, les accidents, les ouragans et les vieillards qui crèvent de chaleur. Rien à faire. Ça ne me touche pas.
J'ai perdu mon père assez jeune. Je ne suis pas le seul. Un père, ça meurt un jour ou l'autre. C'est pas pour faire chialer que je raconte ça, seulement pour expliquer.
J'ai vécu quelques années avec mon oncle Louis dans l'appartement au-dessus du bar. Puis à son tour, il a claqué. Un cancer. Mon vieux, lui, a eu une mort aussi bête que sa vie. Un accident de chasse. D'ailleurs tout a été accidentel chez lui, même moi.
J'avais un très bon souvenir de Kiffe Kiffe Demain, de la même auteure. Les Gens du Balto est un roman qui m'a moins plu, mais qui ne manque pas d'intérêt pour autant. C'est une galerie de portraits peu flatteurs. On retrouve la plume acérée de Faïza Guène.