Réveiller les lions

Les gens qui ont peur ne regardent jamais droit dans les yeux. Ils craignent trop de s'attirer reproches et punitions. Les gens qui ont peur baissent les yeux, clignent des paupières, n'osent pas saisir du regard le visage d'un autre. C'est ainsi dans les camps des Bédouins. Ils gardent les yeux baissés vers la terre aride du Sinaï. Jamais ils n'arborent ce regard franc qui affirme : J'existe.

C'est juste avant de quitte le lit qu'elle a constaté sa présence. Et s'est affolée. Parce qu'elle ne l'avait pas remarquée plus tôt. Bien sûr, elle savait qu'il était là, à côté d'elle. comme son oreiller ou sa couverture. S'il n'avait pas été là, elle s'en serait rendu compte, assurément. Mais peut-on se satisfaire de savoir qu'une chose est là uniquement par la conscience qu'on aurait de son absence ?

Elle refuse de regarder son mari par la lorgnette du soupçon. De chercher des signes, des indices. Elle refuse parce que si elle met le doigt dans l'engrenage, elle n'est pas sûre de pouvoir le retirer. Au cour du safari au Kenya lors de leur voyage de noces, le guide leur a expliqué que si un lion goûte une seule fois à de la chair humaine, i ne voudra jamais plus chasser une autre proie. Peut-être est-ce des conneries, une histoire pour touristes, mais son instinct de lionne lui chuchote qu'il n'y a rien de plus tentant, de plus excitant que de traquer des êtres aimés.

Oui, il faut soigneusement préserver la frontière, la peau qui veille à séparer couvert et découvert. Ne jamais oublier : on n'a pas le droit de toucher à tout. Savoir s'arrêter. Avant.

Prends garde à ne pas mélanger tous tes regards. A ne pas te persuader de voir les autres alors qu'en vrai, ce que tu vois, c'est ce que tu projettes, toi, de ton propre intérieur.

Il n'était pas censé ouvrir la porte et tomber dessus. Certes, il ne s'oppose pas à ce que la société s'en charge. Il est même prêt à donner de l'argent ou à ce qu'on y investisse des fonds publics, il est prêt à voter pour quelqu'un qui s'engagerait à ce qu'une telle ignominie ne se reproduise pas. Mais il refuse qu'on la lui fourre sous le nez.

Elle a envie de croire son mari. D'ignorer la tension qu'elle entend dans sa voix, et que de nombreuses heures passées en salle d'interrogatoire lui ont appris à reconnaître. Car raconter une histoire différente de la vérité est fatigant, surtout pour qui n'y est pas habitué. Il faut inventer les détails, synchroniser les faits, boucher les trous. One comprend à quel point la vérité est complexe qu'après avoir essayé d'en créer une différente.

Pas un instant il ne s'imagine que, dans certains cas, se montrer humain est un privilège.

Immigrer, c'est passer d'un endroit à l'autre avec, attaché à ta cheville colle in boulet d'acier, le lieu que tu as quitté. Voilà pourquoi il est si difficile d'immigrer : marcher à travers le monde en ayant les pieds entravés par un pays tout entier, c'est quelque chose qu'il faut être capable de supporter.