Grand frère

« le doute, c'est un robinet qui fuit. Goutte après goutte, le doute fait son nid dans le sol, creuse son chemin de terre. (…) le doute, c'est intime. C'est au plus profond de vous, une bougie qu'on allume au bord du grand livre qu'est votre cerveau. le doute, ça commence par une flamme qui brûle le coin d'une page.(…) le doute, c'est une vague noire qui envahit vos certitudes, elle les submerge, pour finalement prendre les rênes de votre esprit. » (…) le doute, c'est une ombre qui tourne autour de vous, une idée qui vole au-dessus de votre tête et qui vous murmure à l'oreille (…) »
Le doute, Mahir Guven, l'écrit très justement dans ce roman, premier, et qui a connu le succès mérité que l'on sait. Il le parle très bien pour décrire ce givre qui s'immisce souvent doucement, sans crier gare, jamais franchement, plutôt en crabe, en traître, histoire de bien mettre le trouble. Si je commence avec le doute, c'est simplement parce que celui-ci subsiste encore au moment de rédiger ces lignes. Ce roman à deux voix, en double, en miroir ou en réponse m'a embarquée facilement. Sa langue orale, trash, argotée, propre aux « jeunes » et aux quartiers colle à la justesse du propos et nous immerge dans un univers propre à la cité, à cet à-part, nous en déplaise, qui existe bel et bien, pour des enfants, ados et jeunes adultes issus de l'immigration et qui ne se retrouvent nulle part -« Pas de colonne vertébrale : ni vraiment français ni vraiment syriens, ni vraiment autochtones, ni vraiment immigrés, ni chrétiens, ni musulmans. Des métèques sans savoir pourquoi on l'est. Mon père a pas raconté sa moitié de l'histoire, du coup il manque des épisodes et on imagine le reste. Quant à l'autre moitié de notre histoire, ceux qui pouvaient la raconter vivent loin de chez nous, là-bas en Bretagne. C'est la famille sans vraiment l'être. Je sais pas comment l'expliquer, mais impossible de se comprendre avec eux. Comment retrouver son chemin quand on sait pas d'où l'on vient ? ». Cette langue sert le propos et sa vérité dans cette histoire terrible portée par deux frères, l'aîné et son cadet même si, dès le départ je me suis davantage sentie portée par la voix du Grand, compagnon-narrateur, et plus spectatrice du récit du petit. L'oralité fleurie, slamée, en verlan projette plus facilement les images à coller avec l'univers et nous familiarise avec les protagonistes. Et puis rappelle à juste titre que cette une nouvelle langue est portée, comme le dit l'auteur, par les rappeurs, nouveaux écrivains des temps modernes ! Ainsi, la réalité de ces deux frères en quête d'identité et de repères, emportés par les injustices, intimes et sociales qui ont emporté leur mère et attaquent leur peuple et pays d'origine, est réellement bien transposée ici. Malgré tout, un doute, un trouble, un manque peut-être ?…Car si je suis en mesure de reconnaître le talent de ce premier roman, je n'ai pas été subjuguée comme me l'annonçaient tous ces prix retentissants et c'est fou comme on se sent vite en décalage quand on n'est pas au diapason. Et ce « suspens » ne m'aura pas bluffée, comme si, comme si, un je ne sais quoi dès le départ, une seule et unique voix, pour moi, m'aura accompagnée. Qu'importe, je ne parlerai pas de rendez-vous manqué, seulement une réelle sympathie qui n'aura pas été subjuguée, ni exaltée.