Citations sur Les innocents, moi et l'inconnue au bord de la route .. (3)
LE CHEF
À qui venais-tu de t’adresser là, voisin ?
MOI
Aux morts. Il m’arrive de plus en plus de leur parler, aux morts. Ce qui est étrange : ces morts ne sont pas les morts morts depuis longtemps, mais ceux qui viennent de mourir récemment. Et je leur raconte ce qui se passe. Ou je me tourne simplement vers eux, sans paroles. Déjà se tourner vers eux crée de la matière. La matière de la matière. Poussé par mes êtres de l’au-delà, je me fais balancer dans le temps présent, vers le jour, vers l’aujourd’hui. Grâce aux morts mon âme guérit. Ô morts, médecins de l’âme.
PREMIER
Morte depuis longtemps. Tous morts : grands-pères, grands-mères, tantes, oncles, parents. Tu n’es pas au courant : les premiers immortels, c’est nous, toi, moi et tous les autres ici. Nos enfants vont avoir la joie d’être en présence de leurs pères et mères jusqu’à l’éternité.
DEUXIÈME
Est-ce que tu parles ou tu rêves ?
TROISIÈME
C’est vrai. On se croit dans un rêve ici.
MOI, poursuivant mon rythme
Ici c’est la route où jamais dans la vie une armée n’est passée, ni une vaincue ni une victorieuse. Ici c’est la route où jamais n’a flotté un drapeau, excepté celui du ciel bleu, des nuages, de la neige. Aucun photographe de mode n’a fait des photos avec des mannequins, ici. Pas de rallyes de voitures oldtimers. Aucun politicien local n’a ici distribué ses tracts, aucun homme politique mondial n’a atterri en hélicoptère, aucun pape n’a ici baisé les restes de l’asphalte. Aucune chaîne humaine, ici, ni d’une façon, ni d’une autre. Aucun poète ne se promène ici pour un film de télévision. Pas de festival, ni in, ni off. Aucun démographe ne s’est perdu jusqu’ici. Pas de flûtes des Andes, pas de femmes bulgares, pas de polyphonies corses, aucune chorale de chants grégoriens venant des monastères de Guadalupe, Montserrat ou Heiligenkreuz. Exceptionnellement peut-être une fois par an une guimbarde. Ah, le vent de la vieille route, en plongeant des hauteurs, à un moment donné, comme le vent du désert, et son bruissement aux joues.