Mais se ronger pour des raisons philosophico-métaphysiques, inadmissible. Ne jamais se remettre en question, ni soi-même, ni la société, ni sa place dans la société. Personne ne comprendrait pareille faiblesse. Le scepticisme ne figure pas au nombre des dogmes communistes. De toute façon, comment un homme qui bénéficie des plus hauts privilèges et ne les partage qu'avec une minorité pourrait-il être sujet au doute ? Quant à renoncer à un seul d'entre eux, c'est tomber dans une médiocrité proche de la misère, la vie au jour le jour, sans plaisir, rongée par l'anxiété. A vous l'insomnie et vous ne l'aurez pas volée !
Pourquoi, sciemment, déclenchons nous des catastrophes que nous pourrions arrêter ? Pourquoi ? Dieu connaît la réponse. Mais je la sais aussi. Parce que nous sommes imparfaits. Ni vraiment bons, ni vraiment méchants. Ni tout à fait intelligents, ni tout à fait stupides.
L'apparatchik n'aimait pas beaucoup la littérature ; il détestait tout particulièrement les romans où, sous l'effet d'un choc, le héros tourne un regard différent sur son environnement. Prenez La Mort d'Ivan Ilitch, par exemple. Ces héros manquaient totalement de lucidité sur eux-mêmes. D'ailleurs, ils appartenaient toujours à la bourgeoisie ou à l'aristocratie décadente. Qu'on lui trouve un roman sur la classe ouvrière ou la paysannerie dont les personnages se diraient, misère qu'ai-je fait de ma vie jusque-là ? Les travailleurs ne se posent pas ces problèmes. Toute la journée, à l'usine, au kolkhoze ou au bureau, ils s'appliquent à des problèmes concrets. Après le boulot, il faut se nourrir, ce qui n'est pas une mince affaire. Lui bien sûr, il ne fait jamais la queue dans les magasins et sa femme non plus. Mais on ne peut pas se cacher que la situation alimentaire du pays est grave. (Dans la queue, on ne parle pas comme ça. On a rien à bouffer, entend-on, mais certainement pas "la situation alimentaire nous préoccupe".)
Dans le Parti, on apprenait à éviter les états d'âme. Ne pas dormir la nuit à cause d'une erreur qui compromettait l'avenir, d'accord. Songer, un bras sous la tête, tandis que la nuit s'écoule aux moyens de conforter sa position, évidemment. Mais se ronger pour des raisons philosophico-métaphysiques, inadmissible. Ne jamais se remettre en question, ni soi-même, ni la société, ni sa place dans la société. Personne ne comprendrait pareille faiblesse. Le scepticisme ne figure pas au nombre des dogmes communistes. De toute façon, comment un homme qui bénéficie des plus hauts privilèges et ne les partage qu'avec une minorité pourrait-il être sujet au doute ? Quant à renoncer à un seul d'entre eux, c'est tomber dans une médiocrité proche de la misère, la vie au jour le jour, sans plaisir, rongée par l'anxiété. A vous l"insomnie et vous ne l'aurez pas volée !
En outre les démocrates montreraient rapidement leurs limites. Ils étaient désunis et leurs idées manquaient de clarté, Leur seul credo commun était l'opposition au parti communiste. Mais ce qu'ils bâtiraient sur les ruines de la société actuelle ils l'ignoraient eux mêmes.
Une seule chose paraît certaine : ce n'est que par la force que nous chasserons ceux qui nous ont confisqué le pouvoir il y a soixante dix ans. Ils ont assis leur puissance sur notre humiliation. A coup de vexations et d'intimidations, Ils sont devenus invincibles. A présent, le désastre auquel ils nous ont conduits leur sert même de légitimité : dans ce pays, seul le parti communiste a l'expérience du pouvoir.
Dans leur grand pays, dans leur beau pays, avait survécu une fraction de la population serve, Par des mécanismes incompréhensibles, déjouant les efforts accomplis par le régime depuis soixante dix ans, elle s'était perpétuée.
Pour survivre ici, l'honnêteté ne sert à rien. Tout le monde le sait. La conscience pure comme du cristal relève des inventions romanesques. Tout le monde est compromis, tout le monde est complice. Seuls les hypocrites refusent de le reconnaître.
Le scepticisme ne figure pas au nombre des dogmes communistes.
Dans le Parti, on apprenait à éviter les états d'âme.
C'est facile de coaliser les privilégiés et tous ceux qui redoutent le changement dans leur vie quotidienne. Les premiers et les appareils qu'ils servent , ceux du Parti et de l'Etat, feront tout pour conserver jusqu'au bout ce qu'ils ont acquis sans effort. Pas bien sorcier de cristalliser l'opinion autour de quelques idées que le temps a vidées de leur sens : la justice sociale, le progrès, le tabou de la propriété.