Œil-de-Nuit s’était levé en s’étirant avec raideur, et il vint se coucher près de moi. Il posa le museau sur mon genou.
- Je ne comprends pas. Tu es malade ?
- Non. Idiot, c’est tout.
- Ah ! Rien de nouveau, alors. Tu n’en es pas mort jusqu’ici.
Nul ne peut retrouver son enfance, mais il existe des intermèdes où, pendant quelque temps, on peut éprouver à nouveau le sentiment que le monde est clément et qu’on est immortel.
J’ai toujours été convaincu que telle était l’essence de la prime jeunesse : la certitude que les erreurs n’ont rien de fatal.
Il y a une vanité monstrueuse dans la fierté que nous tirons de nos enfants, me dis-je. J’avais mené ma petite existence en compagnie de Heur sans me préoccuper vraiment de l’image de l’adulte que je lui transmettais, et voici qu’un soir un jeune homme m’annonçait, les yeux dans les yeux, qu’il était capable de voler de ses propres ailes, et je me sentais alors envahi de la chaleur bienfaisante du devoir accompli.
"As-tu déjà eu l'impression de sentir le temps s'écouler en te laissant en arrière ? Comme si le fleuve de la vie poursuivait sa course pendant que tu restes coincé dans un bras mort au milieu des poissons crevés et des vieux troncs moisis ?"
"Je te laisse le rôle du poisson crevé; moi, je ferai le vieux tronc moisi."
" Peu importe qui est ton père. Tes parents ont donné le jour à un enfant, mais c'est à toi d'en faire l'homme que tu deviendras."
Mourir est toujours moins pénible et plus facile que vivre ! Et pourtant, jour après jour, nous ne choisissons pas de mourir, parce que, tout bien considéré, la mort n'est pas le contraire de la vie, mais le contraire du libre arbitre. C'est à la mort qu'on parvient lorsqu'il n'y a plus de choix possible. Ai-je raison ?
"Le fou pencha légèrement la tête en nous regardant d'un œil interrogateur. Je perçus comme un contact de sa part, l'infime tranchant de la conscience partagée. Je faillis en oublier la jument. Par pur réflexe, je touchai les empreintes argentées qu'il m'avait laissées bien des années plus tôt sur un poignet et qui avaient pris depuis une teinte gris pâle. Il sourit de nouveau et leva une main gantée, l'index tendu comme s'il voulait renouveler les marques. "Tout le temps où nous ne nous sommes pas vus, dit-il d'une voix au timbre aussi riche que la couleur de sa peau, tu es resté avec moi, aussi proche que le bout de mes doigts, même lorsque des océans nous séparaient, même lorsque les années s'accumulaient entre nous. Ta présence était comme la vibration d'une corde pincée à la limite de mon ouïe ou comme un parfum porté par la brise. Ne l'as-tu pas ressenti?" Je pris une profonde inspiration avant de répondre, craignant de le blesser par mes paroles. "Non, dis-je à mi-voix. Je le regrette ; trop souvent j'ai eu l'impression d'être seul au monde, en dehors de la présence d'Oeil-de-Nuit. Trop souvent je me suis installé au bord de la falaise et j'ai tendu mon Art pour communiquer avec quelqu'un, n'importe qui, n'importe où." le fou secoua tristement la tête. " Si j'avais vraiment possédé l'Art, tu aurais su que j'étais là, au bout de tes doigts, mais incapable de répondre." "
"Je ne comprends pas. Tu es malade ?"
"Non. Idiot, c'est tout."
"Ah ! Rien de nouveau, alors. Tu n'en es pas mort jusqu'ici."
"Mais il s'en est fallu de bien peu parfois."
"Je dois partir demain.
- Non ! m'exclamai-je, saisi par cette déclaration inattendue. Pourquoi?
- Bah, tu sais bien, répondit-il d'un air dégagé. C'est la vie d'un Prophète Blanc; il faut bien que je m'occupe de prédire l'avenir, de sauver le monde, enfin de ce genre de petite tâches sans grand intérêt. Et puis tu n'as plus de meubles à sculpter.
" As-tu déjà eu l'impression de sentir le temps s'écouler en te laissant en arrière? Comme si le fleuve de la vie poursuivait sa course pendant que tu restes coincé dans un bras mort au milieu des poissons crevés et des vieux troncs moisis?"