La reine Victoria qui regardait de travers tous les plaisirs innocents et assomma le monde entier par son intolérance, était une championne de la lutte anti-tabac. Lorsque enfin elle cassa sa pipe, son fils Edward VII, à l'ouverture de son premier conseil des ministres,en 1901, alluma un double corona et déclara : "Messieurs, vous pouvez fumer."
S'il sent son entourage contrarié, le fumeur de pipe ou de havane verra son plaisir gâché. Il choisira. Et c'est son plaisir qu'il choisira, car s'il est souvent agréable d'être seul avec une femme, il n'est jamais pénible d'être seul avec un cigare.
A la fin de l'aventure napoléonienne, précisément le 7 octobre 1815, Michel Ney, duc d'Elchingen, prince de la Moskova et maréchal de France, demanda, avant de commander lui-même son peloton d'exécution, la grâce d'un dernier cigare. Cent soixante-cinq ans plus tard, un autre soldat, Romain Kacew, dit Romain Gary, s'accorda lui aussi, bien qu'il ne fumât plus depuis trois ans, un dernier cigare avant de se tirer une balle dans le cœur.
On nous dira que, au rebours de la cuisine et de l'amour, fumer n'est pas un besoin naturel. Certes, mais le canard à l'orange et Napoléon sur les remparts ne sont pas non plus des besoins naturels. Non plus que les sonates de Beethoven ou le château de Versailles.
Refusons d'y goûter si notre plaisir est dans le jeûne et la continence. Mais ne traitons pas les amateurs de malades ou d'assassins.
On n'entend plus guère parler du tabac que pour le condamner. Le réduire aux pertes de mémoire, vieillissement de la peau et cancers, c'est réduire l'amour aux trahisons, jalousies et chaudes-pisses, et la cuisine à la ventripotence.