Et un jour, disparaître

Le strabisme servait parfois d’excuse au malaise qu’il suscitait. Mais la plupart du temps les parents justifiaient le comportement du jeune tortionnaire en le fourrant dans une case du développement psychique normal de l’enfant, quitte à forcer ou à tordre un peu. Il mentait, volait, s’opposait : prière de ne pas perturber son stade anal sous peine de l’y voir bloqué à l’âge adulte. Carl se promettait mentalement de ne jamais devenir psychiatre comme ses parents, et se réfugiait dans la musique.

Ils firent l’amour jusqu’à épuisement de leurs corps émerveillés. Et même dans le rapprochement physique, Alexandre conservait cette part mystérieuse de son être qui fascinait Agathe. Qui était-il ? Repue de volupté dans les bras de son nouvel amant, elle laissa ses pensées vagabonder dans le sens des aiguilles d’une montre. Qu’allait-il advenir de leur relation naissante ? Cette rencontre était-elle une belle parenthèse à saisir telle quelle ? Le début d’une véritable histoire ? Elle ne pouvait s’empêcher de s’ancrer dans un avenir, surtout peut-être s’il était incertain. Alexandre, à l’opposé, remontait le fil du temps. Il repensait à leur rencontre, à ce qu’Agathe lui avait déjà confié de sa vie.

Les filles ne se battaient pas pour les cartes-cadeaux. C’était toujours quitte ou double. Parfois une bonne surprise, un habitué ou une révélation pour la personne, parfois non, et rien de pire sous les doigts que la résistance du corps qui vient, sans envie ni plaisir, juste avant la date d’expiration, drainant avec ses toxines l’amertume du cadeau raté, des relents de « un massage, ils me connaissent donc si peu ».       

Ne restait en son âme dépourvue d’émotions qu’un vague ruban de souvenirs lointains où les époques sombres et les vies dérisoires s’entremêlaient. Le seul fil qui la reliait encore au présent – ce présent derrière lequel il n’y avait plus rien que la nuit noire de ce conduit – était le crissement sur les rails métalliques qui sifflait de plus en plus fort à ses oreilles, étincelles sonores derrière et tout autour d’elle, sans générer la moindre inquiétude. Agathe marchait sans se retourner, les bras en balancier. L’homme sur le quai n’avait pas bougé. Soudain le souffle chaud du train et une vive lumière embrasèrent tout le passage. Sa délivrance. Le conducteur ébloui aperçut trop tard la silhouette égarée sur la voie et le choc fut d’une terrible violence, de l’acier brut contre la chair et les os de la femme égarée.

Malgré tous ces détails physiques qui en faisaient l’homme singulier qui l’avait séduite : ses cheveux fous, le discret nævus sous sa lèvre inférieure, ses canines légèrement pointues, les confins troublants de son regard trop rapproché… l’esprit d’Agathe refusait de le reconnaître – La ressemblance entre les gens est parfois troublante. Elle ne pouvait accepter que l’homme sensible dont elle était tombée amoureuse et ce psychopathe qui avait assassiné sa fille soient une seule et même personne. Elle avait évoqué tant de fois le souvenir de Juliette avec lui. Il était inconcevable que ces mains qui s’étaient tendues vers son visage, celles-là mêmes qui avaient caressé la peau de ses cuisses dans la chambre turquoise, soient aussi celles qui avaient mis en scène puis découpé ces filles. Le sens de la réalité s’arrête pour chacun à la frontière du supportable. Celui d’Agathe les avait abandonnés depuis un moment. Une forme de déni, explicitée par la psychologue du service, qui inquiétait légèrement les policiers.

Elle nous quittera bientôt. Et même si c’est un peu triste de la voir partir, il faut se réjouir pour elle. C’est un peu comme une famille ici tu sais, on se découvre, on apprend à vivre ensemble, et on trouve des solutions. Chacun participe.

La beauté esthétique de la peinture de Donald et l’atrocité des crimes qu’elle impliquait étaient inconciliables ; ils éprouvaient malgré eux une forme de ravissement qui supplantait leur dégoût. Les prénoms tournoyaient – la ronde des visages, des corps disparus – dans l’esprit des enquêteurs.

Même le plus ignorant en matière de peinture comprenait que la première série de toiles, obéissant à différentes techniques picturales, était la mise en pratique d’un long apprentissage théorique. Des essais peut-être, à la recherche d’une identité artistique ou bien d’une vérité philosophique. La mort était parfois brute, parfois plus ambiguë, elle était en tout cas venue cueillir ces figures féminines dans ce qu’elles avaient de meilleur. Et elle était souvent vaincue, sublimée par l’art.
Car c’était bien de l’art. De l’art macabre, mais de l’art.

Il buvait les paroles de la jeune fille et s’essayait avec elle à l’aquarelle dans la chambre chez les Amblard. Leur amour demeurait platonique, mais dans la tête de Donald, Marie était la femme de sa vie et il allait l’épouser dès qu’il en aurait les moyens – Il ne pouvait en être autrement.        

La souffrance avait eu raison des théories psychanalytiques ! Fruit d’une accidentelle fécondation, Donald avait donc connu in utero la mort violente de sa sœur et personne, en de telles circonstances, n’avait décemment pu se réjouir ni de son implantation dans l’utérus maternel ni de sa naissance. Suite au décès de Mélanie, son père Michel et sa mère Françoise, avaient connu une profonde dépression que leur métier avait empêché de reconnaître et de traiter correctement.