Le cadavre de Sternis ne m’intéresse pas. Ce que je veux, c’est le voir déchoir de son vivant. Le voir souffrir encore plus que par sa maladie, comme si on l’écorchait vif, comme si on lui crevait les yeux. Si on le vire de son journal, ce sera ça.
Franck, ce n’est pas parce que ça va mieux pour toi que le ciel est bleu pour tout le monde.
Sternis ouvre les pages au hasard, hume avec délices l’odeur de l’encre d’imprimerie. Il est comme anesthésié. La bête est toujours là, elle ne se laisse jamais oublier. Il la cerne, la détecte, sent bien qu’elle continue à le grignoter. Mais elle ne peut rien contre ce moment de douce euphorie.
Et ces imbéciles de médecins qui lui conseillent de décrocher ! Sans son journal, où serait sa vie ?
Quand on est le fils du patron, on doit s’affirmer, être meilleur que les autres.
Les plus faciles sont souvent les plus faibles et les moins influents.
Personne ne vous a forcé la main, c’est votre choix, et il faut l’assumer jusqu’au bout.
Et une étrange angoisse l’envahissait. Pas celle de se faire prendre, de se faire torturer ou de se faire tuer, non… Mais l’angoisse de ce qu’il redeviendrait lorsqu’il ne serait plus Bayard. Revenir à la case départ, ce serait ça, son destin ? Redevenir le petit instituteur à blouse grise, avec les mioches et les devoirs à corriger. Impossible…
Plus tard, si on en réchappe, on se dira peut-être qu’on n’a jamais été aussi heureux .
Le pays était devenu un cloaque et ils n’étaient qu’une petite poignée à vouloir le changer. Les autres, l’immensité des autres, se résignaient, se plaignaient et courbaient l’échine, ressemblaient à ces petits vieux qui ne parlent plus que de leur mort ou de leurs maladies. Et lui, il rayonnait, se sentait libre comme il ne l’avait jamais été.
Ce qu’il fait volontiers. Se fuir, échapper à sa réalité. Encore plus, à sa vérité.