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Critique de Creisifiction


Parallèlement à une carrière littéraire réussie, romancière de talent (auteure entre autres de «Elégie pour un Américain», un roman à mon avis remarquable, d'une grande finesse et intelligence), Siri Hustvedt écrit également des essais sur la littérature, l'art, la philosophie, et s'intéresse par ailleurs tout particulièrement aux neurosciences.
Auteure d'un premier livre à ce sujet en 2010 («La Femme qui tremble»), elle n'a cessé, depuis, d'approfondir ses connaissances dans ce domaine de recherches et d'accompagner les derniers développements scientifiques des disciplines en rapport avec les questions qui l'intéressent de plus près, telles la logique et la philosophie analytique, la psychologie du développement, la psychiatrie, la neuropsychologie, la génétique, la neurobiologie ou encore les sciences cognitives appliquées à l'intelligence artificielle et à la robotique.
Depuis 2015 aussi, parallèlement à une carrière littéraire qu'elle poursuit toujours, elle est chargée de cours en Psychiatrie à l'Université Cornell.

Pour son essai Les Mirages de la Certitude, paru en 2016 (2018, pour la traduction française) l'auteure aura dévoré une somme colossale d'ouvrages et d'articles scientifiques (recensés sur des dizaines de pages de notes bibliographiques en fin d'ouvrage !) en lien avec la très problématique question du rapport corps-esprit. Malgré les progrès spectaculaires réalisées dans le domaine des sciences en général, et notamment dans celui des sciences dites «dures» et de la physique des particules, celle-ci reste néanmoins, encore à ce jour, parfaitement irrésolue.

C'est ainsi que, même si à l'époque actuelle le dualisme cartésien corps/esprit n'est défendu que par très peu de philosophes, celui-ci, d'après Siri Hustevedt, serait toujours «en vigueur dans une bonne part de la science, bien que la définition même d'esprit reste l'objet de débats ardents, voire torturés».
D'entrée de jeu et à l'instar de la princesse Elizabeth de Bohême faisant part dans sa correspondance avec Descartes de son étonnement qu'une «cause non étendue et immatérielle puisse mouvoir le corps», Siri Husvedt remet sérieusement en question la recherche actuelle en sciences cognitives et en intelligence artificielle par le biais d'une analyse détaillée des mécanismes qui permettent à certain nombre de courants et de chercheurs dans ces disciplines, soit d'éluder partiellement, soit de simplifier au maximum la question de savoir de quoi exactement seraient faites nos pensées...
«Si elles ne viennent pas de notre corps d'où viennent-elles ?» se demande l'auteure.

Quoi qu'il en soit, , «la séparation entre psyché et soma reste un lieu commun dans la culture contemporaine» et "la vieille énigme philosophique" continuerait à nourrir les débats contemporains en de nombreux domaines.
L'auteure, loin par ailleurs d'ambitionner à trancher définitivement par une démonstration quelconque cette épineuse question, chercherait avant tout à mettre en évidence le rôle que l'imagination, ainsi que des croyances plus ou moins irrationnelles, peuvent jouer dans une démarche qui se veut en revanche purement "rationnelle" risquant de transformer insidieusement certaines de ses prémices en apparence scientifiques en véritables mirages tacites de la certitude...

Prônant en matière de recherche la prudence et l'immense modestie d'un génie tel Heisenberg quand ce dernier rappelle «que ce que nous observons, ce n'est pas la Nature en soi mais la Nature exposée à notre méthode d'investigation», Siri Hustevedt s'en prend tout particulièrement aux propos immodérés des nouvelles théories computationnelles de l'esprit qui projettent pouvoir réussir un jour à créer des machines «humaines», c'est-à-dire des êtres alternatifs composés d'acier, de fils, de câbles, mais capables d'une totale autonomie dans leurs raisonnements, de créativité et de prise d'initiative, à l'image du célèbre Hal du film culte de Stanley Kubrick, «2001, l'Odyssée de l'espace».

Les thèses scientifiques des TCE (théories computationnelles de l'esprit) partent donc de l'hypothèse que le cerveau fonctionne sur le même modèle que celui d'un ordinateur. En remplaçant les neurones «réels» par des neurones «conceptuels», poursuit l'auteure, elles écartent du même coup la question des «complexités et subtilités biologiques» impliquées dans les capacités neuronales, au bénéfice d'un modèle cybernétique basé essentiellement sur le traitement de l'information.

À en croire les auteurs d'un article cité par Siri Hustevedt , «l'esprit est un ensemble de machines de traitement de l'information mis au point par la sélection naturelle afin de résoudre les problèmes d'adaptation auxquels étaient confrontés nos ancêtres chasseurs-cueilleurs». Sous des aspects censés être novateurs sur la question de l'esprit, les auteurs de l'article, ironise-t-elle, sont en réalité tombés bel et bien dans le vieux piège de la dualité corps/esprit cartésienne!

D'une plume par moments délicieusement littéraire, Siri Hustevedt n'hésite pas à insérer dans l'aspérité et la complexité du propos scientifique, souvent ardu pour le lecteur néophyte, un certain nombre de commentaires personnels et de métaphores qui viennent à la fois délecter ce dernier, donner de la respiration au propos, ainsi qu'étayer et éclairer sensiblement les points de vue théoriques de l'auteure.
Un chapitre intitulé «Le Sec et l'Humide» est particulièrement représentatif de cette démarche. Oui , car en fin de compte il s'agit bien de pouvoir incarner ses pensées ! Cette particularité essentiellement humaine et mystérieuse qui nous rendrait, entre autres, aptes à la création de liens imaginaires entre les concepts et les objets, aux inventions langagières et aux métaphores nouvelles, ne peut être, au stade actuel nos connaissances, évincée complètement du champ des sciences cognitives. Avez-vous déjà essayé, nous demande l'auteure, de faire tout simplement traduire un texte littéraire ou un poème par une machine ? Et à cette dernière d'illustrer sur-le-champ son propos par la transcription surréaliste d'un texte d'Emily Dickinson soumis à traduction française par Google traduction !

Nos pensées, insiste Siri Hustevdet adoptant un point de vue ouvertement moniste et phénoménologique, s'enracinent et se construisent à partir d'expériences qui arrivent tout d'abord dans un corps. C'est bien la «formation des rythmes sensuels musculaires et émotionnels » qui se mettent en place dès notre vie utérine qui viendront progressivement sous-tendre la pensée, et qui pourront aboutir plus tard aux «récits clairement énoncés destinés à décrire symboliquement l'arc d'une existence singulière», que ce soit la sienne propre, celle de ceux qui nous entourent, voire d'un personnage de fiction, ou de nos propres idées abstraites et constructions rationnelles...


Dans un essai surprenant et très agréable à lire, aux répercussions à fois philosophiques, scientifiques, aux accents parfois très ouvertement personnels ou littéraires, le lecteur «incorpore» progressivement, sans se rendre compte (et permettez-moi l'expression, «sans douleur»), une masse considérable d'informations sur des questions aussi diverses et intéressantes que la théorie de l'esprit, la gémellité, l'empathie vue d'un point de vue neuropsychologique, ou encore les effets placebo et nocebo.
Des notions relevant de différents courants de la tradition philosophique occidentale et/ou de l'histoire des sciences, complémentaires à son sujet d'étude, viennent également enrichir ce brillante réflexion.

Les Mirages de la Certitude serait en définitive un essai cherchant davantage à interroger et à ouvrir des perspectives nouvelles, plutôt qu'à défendre des points de vue arrêtés autour d'un sujet dont on peut après tout se demander légitiment, comme le fait Siri Hustevdet, si un jour une théorie pourra véritablement exister à laquelle n'échapperait pas quelque chose..!
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