La cantatrice chauve
Bien qu'on qualifie généralement La cantatrice chauve de pièce « absurde », elle m'apparaît plutôt comme un exercice de style théâtral qui n'a d'absurde que l'apparence superficielle. À mon avis, au lieu d'écrire un essai critique sur le théâtre bourgeois et la bourgeoisie en général,
Ionesco écrit une « anti-pièce » dont chaque scène, chaque réplique, chaque indication, chaque mot, chaque lettre et signe de ponctuation sert à la caricaturer.
Cela n'empêche en rien de catégoriser, avec justesse, cette pièce comme étant une pièce de « théâtre absurde », mais il faut bien comprendre que son absurdité tient plutôt à la rupture qu'on y trouve par rapport aux genres théâtraux plus classiques et, surtout, à ce qu'on y trouve une dénonciation de l'absurdité d'une possibilité d'existence humaine. Et la possibilité d'existence humaine dont l'absurdité est ici montrée, c'est celle des bourgeois.
Le bourgeois se fait, en effet, surtout reconnaître par ses conversations banales et c'est ce qu'on trouve d'entrée de jeu : « Tiens, il est neuf heures. Nous avons mangé de la soupe, du poisson, des pommes de terre au lard, de la salade anglaise. Les enfants ont bu de l'eau anglaise. Nous avons bien mangé, ce soir. C'est parce que nous habitons dans les environs de Londres et que notre nom est Smith. »(11)
Les bons principes de médiocrité intériorisée du bon bourgeois sont également omniprésents : « Il faut leur apprendre à être sobre et mesuré dans la vie »(13).
Le bourgeois voit tout en petit et n'imagine jamais qu'il puisse ne pas comprendre quelque chose. Il va ainsi souvent parloter à tort et à travers de choses qu'il a entendues et qu'il ne comprend absolument pas : « le yaourt est excellent pour l'estomac, les reins, l'appendicite et l'apothéose. »(14)
Il va aussi généraliser hâtivement à partir de principes qui lui échappent, mais qui s'imposent de manière contingente à son petit esprit. Ainsi, pour M. Smith, le médecin doit mourir avec son malade comme le capitaine meurt avec son bateau (14), il y a toujours quelqu'un à la porte lorsqu'on entend sonner (40), ou bien il n'y a jamais personne puisque ça fait trois fois qu'on entend sonner et qu'il n'y a eu personne à chacun de ces trois fois (41) et que, si il y a bien eu quelqu'un la quatrième fois, chacun sait que « la quatrième fois ne compte pas »(46).
Ionesco ne se gêne pas non plus pour évoquer cruellement la bêtise bourgeoise : « Pourquoi à la rubrique de l'état civil, dans le journal, donne-t-on toujours l'âge des personnes décédées et jamais celui des nouveau-nés? C'est un non-sens. »(15)
Ou encore ses contradictions : « Elle a des traits réguliers et pourtant on ne peut pas dire qu'elle est belle. Elle est trop grande et trop forte. Ses traits ne sont pas réguliers et pourtant on peut dire qu'elle est très belle. Elle est un peu trop petite et trop maigre. »(17)
Le bourgeois est aussi pris avec des cadeaux absurdes dont il crève de se débarrasser sans jamais en avoir le courage. (18)
Le phénomène bourgeois est aussi habituellement lié à un nationalisme bien précis dont la contingence et les particularités n'apparaissent évidemment pas à ses incarnations : « Intérieur bourgeois anglais, avec des fauteuils anglais. Soirée anglaise. M. Smith, Anglais, dans son fauteuil et ses pantoufles anglais, fume sa pipe anglaise et lit un journal anglais, près d'un feu anglais... »(11).
Ionesco présente aussi le bourgeois, tel que dénoncé par le marxisme, en tant qu'il est complètement inconscient de toute lutte des classes: « Je voyageais en deuxième classe, Madame. Il n'y a pas de deuxième classe en Angleterre, mais je voyage quand même en deuxième classe. »(25) Cette inconscience de classe rend le bourgeois d'autant plus efficace dans l'actualisation dénuée de tout scrupule de l'inégalité de traitement qu'implique son être bourgeois : « Je crois que la bonne de nos amis devient folle... Elle veut dire elle aussi une anecdote. (...) Elle n'a pas l'éducation nécessaire.»(65-66)
Ionesco veut aussi s'amuser de la propension bourgeoise à vouloir sublimer par une fusion spirituelle l'union du désir des corps à laquelle se réduit pour lui la relation de couple. le couple Martin se cherche et se trouve ainsi de la coïncidence jusqu'à leurs lits de leurs chambres et jusqu'au blanc et rouge des yeux de leurs filles respectives nommées toutes deux « Alice » et pourtant, ils s'illusionnent tous deux sur eux-mêmes, sur leurs propres personnes et sur leur couple, phénomène qui donne l'occasion à
Ionesco de mettre l'un des plus jolis passages de sa cruelle anti-pièce : « Oublions, darling, tout ce qui ne s'est pas passé entre nous et, maintenant que nous nous sommes retrouvés, tâchons de ne plus nous perdre et vivons comme avant. »(32)
Enfin, le bourgeois doit aussi se quereller de temps à autre. Il ne sait pas et n'a pas à savoir pourquoi. C'est simplement parce que c'en est l'heure. Son entêtement n'a alors d'autres bornes que celles de ses capacités physiques, comme on peut le voir à la fin de l'anti-pièce.
L'absurde apparaît ainsi non pas dans sa pureté, mais, par une présentation surréaliste qui prouve par l'absurde que les principes bourgeois sont issus d'une logique bien bancale. Et parce que le bourgeois caricatural n'existe pas, le spectateur bourgeois, inconscient de son appartenance de classe, ne se voit donc pas lui-même et s'amuse naïvement devant l'absurde de la situation qui lui est présentée. Son plaisir, il voudra ensuite le reproduire, pour que ses lèvres continuer de bien rigoler (avec mesure toutefois pour ne pas échapper le cigare), pour que ses poches puissent demeurer bien remplies et que son ventre puisse demeurer bien rond. L'absurde, d'abord véritable provocation anti-bourgeoise entrera ainsi bien rondement dans la culture populaire. Il n'y s'agira pas, toutefois, du même absurde qu'on trouve à l'origine chez des auteurs comme
Ionesco, Jarry ou Camus.
En effet, pour faire sa place dans la culture de masse, l'absurde, a du laisser derrière lui toute charge sémantique pour se faire absolu et devenir l'absurde pur. L'absurde pur, dont on use à simple fin de drôlerie commerciale, peut être assimilé au burlesque. Les situations loufoques qu'on peut en tirer, même lorsqu'elles sont tout à fait convenues et attendues, par un public venu voir la dernière attraction à la mode, parce qu'il doit pouvoir le dire à ses amis, arrivent sans trop de peine à faire leur petit effet.
Le bourgeois se venge ainsi d'une attaque bien trop subtile pour pouvoir le toucher, sans même s'en rendre compte, victorieusement insignifiant et bête, en restant tout simplement lui-même, pour confirmer la règle exposée par la pièce :
Mme SMITH
Nous sommes allé voir une pièce absurde ce soir, parce que nous sommes Anglais et que nous nous appelons Smith. Nous avons ri car une pièce absurde est drôle, mais nous n'avons pas ri avec excès car il faut être sobres et mesurés dans la vie. Ma voisine n'a pas ri car elle est illégitime et manque d'instruction anglaise. Elle trouve la pièce absurde très sérieuse car elle n'est pas anglaise. Elle rit clandestinement de l'auditoire, mais ce n'est pas moi qui irai la dénoncer.
M SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.
Ceci étant dit (ou écrit, c'est selon), ce n'est pas parce que je crois être en état de comprendre
Ionesco que je suis moi-même un anti-bourgeois aigri. Il faut respecter toutes les formes fragiles et éphémères du bonheur humain. Et les bourgeois pavent l'enfer des autres avec tant de candeur, d'innocence et de belles intentions...
La leçon
Dans
la leçon, c'est l'absurdité de l'enseignement qui est présenté de manière surréaliste.
Ionesco y montre l'enseignement en soi. le travail du professeur qui enseigne sans avoir quoique ce soit de réel à enseigner. À force d'enseigner, il a, avec ses confrères, développé une sorte de certitude qu'il existe une réalité derrière tout ce fatras insignifiant dont il bombarde sa pauvre élève.
On reconnaît aisément le phénomène du « pelletage de nuage » si fréquent dans les universités, phénomène plus actuel que jamais, avec nos théories de la justice, de linguistique, de musicologie, etc., qui font tant de bruit, mais exclusivement dans nos universités et qui ne troublent que les intellectuels de chaises berçantes.
On s'amuse donc ferme tout au long de la pièce, surtout si on a fait un passage à l'université.
La tournure tragique des évènements me semble toutefois forcée.
Ionesco semble s'être laissé entraîné par l'exigence du genre auquel il souhaitait appartenir plutôt qu'au contenu de sa pièce. le professeur déconnecté du réel pourra certainement ignorer complètement la réalité et les besoins vitaux de son élève, mais il aurait été bien plus intéressant que le professeur laisse plutôt mourir son élève de faim ou de soif qu'il la tue platement et bêtement avec un couteau.
Désolé d'avoir donné la conclusion, mais je me suis permis, exceptionnellement, de le faire étant donné qu'il s'agit du moment le moins intéressant de la pièce.