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Critique de Garoupe


Décomposition morale

Mais comment ai-je fait pour passer aussi longtemps à côté de cet auteur ? Prix Goncourt pour « L'art français de la guerre », Alexis Jenni se penche dans ce roman sur un thème déjà maintes fois abordé : le rapport de français et d'algériens dans la guerre d'Algérie.

Le premier infirme du récit est Jean-Paul Aerbi. Né en pleine Seconde Guerre Mondiale dans la région lyonnaise, Jean-Paul n'a pas eu une enfance très heureuse sous la férule d'un père collabo qui a dû fuir la France. Il forge son caractère dans le rejet d'un père ignoble. La concupiscence, les petits arrangements avec la morale ne font pas partie de sa « formation » intellectuelle. Il forme un groupe soudé d'amis avec André Garabédian, arménien, et Michel Svartz, juif d'origine hongroise. En dehors de cale, son adolescence apparaît assez banale entre cours séchés pour jouer au flipper, tergiversations vis-à-vis de la gente féminine et des potes, peu nombreux mais indéfectibles.

Jean-Paul va ainsi petit-à-petit sombrer dans un relatif ennui dont la guerre d'Algérie va le sortir au début des années 1960. Elle va même l'en sortir de façon brusque et violente… Parti de France avec une fiancée, il la quitte pour une jeune fille rencontrée sur place avec laquelle il vit un véritable coup de foudre. Parti de France avec une morale plutôt équilibrée, il rentre, seul, avec un coeur et un cerveau remplis de rancoeur, de haine, de dégoût et de rejet. Un programme chargé pour un esprit devenu malléable et perméable aux idées les plus nationalistes.

L'autre infirme du récit, c'est le fils de Rachid, Nasser, qui habite dans la même barre d'immeuble que Jean-Paul, logé par son fils, Nicolas. Nicolas est aussi une sorte d'handicapé, vivant dans la détestation de son père, racisme au premier degré, dans l'amitié qu'il porte à Rachid et dans la crainte de la tournure que prennent les engagements religieux extrémistes et communautaristes de Nasser.

Racisme, dérives nationalistes et sectaires, rejet de l'autre, déçus des politiques passées et présentes, le roman d'Alexis Jenni a beau aborder une période de l'histoire franco-algérienne archi rabâchée, il le fait d'un point de vue original et avec une forme parfaitement maîtrisée.

Il part avant tout de deux voix qui s'entremêlent : celle d'un père et celle de son fils, Jean-Paul et Nicolas. Alexis Jenni ne fait pas de Jean-Paul un être angélique ni un salaud de bout en bout. Son personnage ne devient un fieffé salaud qu'à partir de la guerre d'Algérie. Son enfance et son adolescence sont assez classiques et n'augurent pas du changement de personnalité. Ce qui n'est pas sans rendre ce retournement psychologique plus complexe à appréhender que s'il ne faisait que se placer dans un héritage familial et paternel fondé dans la collaboration.

Alexis Jenni structure son récit en trois temps : le temps des pères, dans lequel il fait des allers-retours entre 2015 (période où se déroule le récit) et la période entre 1940 et 1959 (soit l'enfance et l'adolescence de Jean-Paul AVANT son départ pour l'Algérie), le monde des hommes qui se concentre sur les années 1960-1961 passées par Jean-Paul en Algérie, et le chemin des fils qui, une fois encore, oscille entre la vie de Jean-Paul APRES son retour d'Algérie et 2015 avec Nasser qui, sans être vraiment présent dans les événements relatés, n'en occupe pas moins une place centrale.

Ce livre est la description de la décomposition morale et physique d'un homme, Jean-Paul, à travers les événements qui se sont déroulés en Algérie, impliquant le FLN, l'OAS, et qui se poursuit en France avec la montée de la colère à l'encontre du Général de Gaulle et de ses prises de position dans l'indépendance de l'Algérie, l'émergence de nouveaux fascistes, de nouveaux racistes, de nouveaux terroristes. Alexis Jenni le dit clairement : « la décomposition est un processus lent et continu, à partir d'un tout petit foyer qui s'agrandit et se répand ». En cela, il se rapproche de la vision d'un Frédéric Paulin (voir « La guerre est une ruse », « Prémices de la chute » et « La fabrique de la terreur ») qui place le terrorisme actuel dans la continuité de ce qui s'est passé à partir des événements algériens.

Le livre d'Alexis Jenni est aussi un livre qui exprime le besoin de mémoire pour raconter les atrocités, pour narrer des faits sans porter de jugement, juste pour ne pas oublier et expliquer pourquoi, encore 50 ans plus tard, certains ne parviennent toujours pas à oublier. Ce roman décrit l'impossible réconciliation entre les algériens, les harkis, les français pro-indépendance et les français qui se sont opposés à cette politique de « décolonisation ».

« Féroces infirmes » fait partie de ces livres essentiels, indispensables, primordiaux, vitaux de part leurs thématiques… mais qui sont en plus construits et écrits avec un style impeccable. A lire absolument !

Lien : https://garoupe.wordpress.co..
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