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Critique de Glaneurdelivres


Milena Jesenska a été la destinataire de nombreuses lettres d'amour qui sont parmi les plus belles du genre. L'auteur de ces lettres, c'était Franz Kafka.
Mais on ne peut ramener toute la vie de Milena Jesenska à cette seule liaison amoureuse. Loin de là !

Elle a pendant vingt ans poursuivi une carrière de journaliste, fait des reportages et rédigé énormément d'articles et de chroniques.
Elle débute sa carrière à Vienne, au lendemain de la 1re guerre mondiale, puis avec l'occupation de la Tchécoslovaquie par l'Allemagne hitlérienne, elle sera contrainte de cesser toute publication.

Au début de ce livre, on est à Vienne en décembre 1919, et Milena nous livre ses impressions sur la capitale autrichienne, où elle vit et écrit des articles pour le journal « Tribuna ».
Décadence d'un régime. Vienne vit le crépuscule de sa grandeur.
« L'ancien temps hante le nouveau, ombre éclairée d'une impitoyable lumière », écrit-elle.
L'Empire austro-hongrois est déchu. Avec l'armistice du 3 nov. 1918, l'Autriche est séparée de la Hongrie. Les conditions de vie sont difficiles. L'Autriche connaît alors une période de difficultés économiques, notamment d'inflation, qui entraînent grèves et manifestations.

Milena Jesenska est écoeurée de constater qu'il y a encore des viennois qui font des achats dans des boutiques de luxe, alors que d'autres souffrent littéralement de sous-alimentation.
Elle nous décrit une Vienne ambivalente, qui reste attractive et « séductrice », mais qui « ignore le tragique. » Vienne « n'a pas la force de supporter les fardeaux ; elle les évite. Et elle nous détourne de notre chemin. »
Elle explique qu'elle est nostalgique de son pays, et contrariée, car étant tchèque, elle ne peut rien recevoir à Vienne, de la part de sa famille de Bohème. « de la tête aux pieds, j'étais glacée par une seule terreur : comment survivre au jour qui allait venir ? »
Dans un article, elle nous dit qu'elle avait tenté de mettre fin à ses jours en s'empoisonnant, mais qu'heureusement, sa concierge l'avait sauvée et était devenue depuis son amie !

Ces chroniques, rassemblées dans ce livre, sont comme le journal d'une partie de la vie de Milena, qui se dévoile à nous et nous éclaire sur sa personnalité complexe.
Ses articles sont remplis de sensibilité. Mais ses propos peuvent être sans concession, parfois.
Elle nous livre plusieurs exemples pour illustrer la misère bien présente autour d'elle, qui l'attriste.
Cris de douleur, images fortes. Mais il y a aussi des formes de mendicité qui la dérange, comme cette mendiante qui « tient boutique » près d'un musée. Compassion et dégoût !

Mais son écriture est aussi très poétique. On ne peut être insensible à la délicatesse de sa plume.
Elle nous bouleverse, nous fait part de ses tourments. « La douleur nous enferme dans une cage étroite, étouffante, sans portes ni fenêtres, sans aucune issue, où l'air se raréfie », « mais tout à coup un toit, une voiture, un lambeau de ciel enfoncent toutes grandes murailles de notre douleur, les battants d'un invisible portail s'écartent, nous sommes sauvés et nous respirons. »

Il y a chez Milena de la fragilité, mais aussi de la force de caractère. Elle a des convictions. C'est une battante. Elle se bat pour les valeurs humaines, la dignité, la justice. Parfois ses phrases résonnent comme de belles maximes, fortes d'affirmation et de conviction :
« Se soumettre ne signifie pas s'humilier, se soumettre signifie aimer. »
« Absence de péché, n'est pas vertu. La vertu est de savoir ce qui est péché »
« Il faut permettre à l'homme de gravir la montagne et de voir l'autre versant. »
Elle s'irrite devant ces journalistes qui rédigent des articles à sensation et déforment habilement la réalité. « La psychologie est le mensonge, le poison, et le crime de notre époque. », écrit-elle.

Fin 1921, Milena Jesenska commence à travailler pour le « Narodny Listy », un grand journal nationaliste conservateur, qui compte Jan Jesensky parmi ses lecteurs (son futur mari).
Ses articles auront des thèmes d'intérêts plus généraux, où elle aura des réflexions notamment, sur la jeunesse (« l'homme ne se sépare jamais de sa jeunesse »), le mariage (où elle dénonce le machisme et la dépendance), le cinéma (points forts et points faibles des films allemands et américains, de Charlie Chaplin, etc.)
Dans un article, intitulé « Kafka », elle ne se présente pas comme la femme amante de Kafka, mais elle rend hommage à l'homme souffrant. Il était « à lui seul un monde insolite et profond. Il est l'auteur des livres les plus remarquables de la jeune littérature allemande ». Elle effectuait en parallèle de son activité de journaliste, un travail de traductrice pour Kafka, et cela les avait beaucoup rapprochés. Mais l'angoisse permanente de Kafka, et la vie ascétique qu'il lui aurait proposée ne pouvaient convenir à Milena, qui était en quête de liberté.

Dans d'autres articles, elle philosophe sur l'attente, qui est mauvaise conseillère : « Il faut vivre au présent, la vie c'est le présent ».
A un autre moment, elle décrit avec beaucoup de justesse, l'attitude des gens qu'elle rencontre dans un compartiment du train Prague-Vienne, et leurs comportements soucieux de bienséance !
Dans un autre article encore, elle s'insurge et prend la défense d'une femme qui réclame le droit à l'interruption de grossesse alors qu'elle en est à son dix-huitième accouchement !

Puis Milena Jesenska va travailler encore pour un autre journal, le « Pritomnost » (- le Présent -)
Ses articles de 1937 à 1939 vont être rédigés sur la base de ses reportages politiques.
Elle y décrit la grande solidarité dont a fait preuve le peuple tchécoslovaque à l'égard des émigrés allemands dès 1933. Elle éprouve beaucoup de compassion pour eux, qui vivent misérablement.
Milena montre aussi comment naissent les petits pogroms, la vengeance de petites gens contre d'autres petites gens ! Elle dénonce la facilité avec laquelle les Européens cèdent et se soumettent, et, pour insister sur le nécessaire courage de résister, elle cite une phrase du grand poète tchèque, Jan Neruda : « Si chacun de nous est de granit, alors le peuple, lui, sera de roc ».
Puis elle aborde les problèmes des Sudètes : l'incapacité totale d'opposer une propagande démocratique à l'intimidation allemande. Dans les écoles, les enfants sont endoctrinés par les nazis.
Les familles subissent les intimidations, et la menace du chômage est permanente.
Ces articles consacrés à la politique se concluent par le 15 mars 1939, quand l'armée du Reich débouche dans Prague. La radio avait appelé les tchèques au calme. Les tchèques ne se rebellent pas.
Ils vont essayer de continuer à vivre leur vie pour le mieux…

Avec la postface, on apprend encore beaucoup sur Milena.
On découvre ses travers, ses erreurs, ses aspirations, ses engagements, son parcours chaotique…
Son manque d'affection paternelle dans l'enfance. Ses excentricités de jeune fille dévergondée qui commet des larcins, expérimente des drogues, … qui aime se montrer dans les cafés… qui a une allure androgyne… qui sera internée dans un hôpital psychiatrique pour « absence pathologique de sens moral ». Sa vie est très tumultueuse…
En 1918, avec la chute de l'Empire des Habsbourg, l'Autriche se retrouve fort démunie, et les tchèques sont nombreux à retourner chez eux pour se mettre au service de leur nouvel état.
La Tchécoslovaquie au cours des années 20, aspirait à « s'ouvrir au monde ». Dans ce mouvement général d'émancipation s'inscrivaient aussi les femmes.
C'est dans ce mouvement que Milena sera de retour à Prague où elle pourra s'épanouir. Elle mettra sur pied une équipe de journalistes, fréquentera les milieux avant-gardistes intellectuels de gauche.
Attendra un enfant. Passera un an dans une maison de santé à la suite de son accouchement difficile.
Souffrira beaucoup. Deviendra morphinomane. Perdra sa beauté. Se trouvera épuisée…
Mais après une cure de désintoxication, et avec son courage, elle retrouvera progressivement la santé…
Après l'entrée des nazis, en Tchécoslovaquie, elle intègrera la résistance tchèque. Elle ne veut pas fuir son pays. Elle veut continuer son combat à Prague ! Elle subira un procès, sera emprisonnée, envoyée au camp de Ravensbrück où elle mourra en 1944, suite à une infection rénale.

Très cultivée, Milena, en plus de l'allemand, connaissant aussi le français, l'anglais et le russe, aura traduit aussi des oeuvres d'Apollinaire, de Stevenson, de Gorki, de Werfel, …

Je retiendrai de Milena Jesenska, que c'est une grande journaliste, courageuse, attentive, qui porte un regard lucide sur les événements et les gens qui l'entourent.
Qu'elle est aussi une femme douée de beaucoup d'intelligence, de réflexion, et d'intuition.
Que son écriture est admirable, avec beaucoup de justesse, de sentiments, de profondeur, et d'intensité.

Ce livre, très copieux d'informations et chargé émotionnellement, m'a passionné. J'en suis sorti enrichi ! Et je sors aussi de ce livre en étant encore sous le charme de cette grande dame, à la vie riche. Il émane de sa personne une forme d'élégance. Une aura l'entoure.
Milena Jesenska ou la volonté de « Vivre », « Vivre », avec un grand « V » !
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