Claude Jansens est un modeste employé solitaire et casanier. Il occupe un logement au-dessus de la pharmacie où il travaille, brillante idée de Monsieur Brichard, son patron, pour avoir un vigile sans bourse délier. Tous les week-ends, il rentre à Vieusart chez ses parents. Ses loisirs : cinéma, pêche à la truite et visite hebdomadaire à sa tante Adrienne. Un jour, celle-ci veut se confier. Un secret pèse sur son coeur. Elle aimerait le partager avant de disparaître. Troublé, Claude refuse. Il va bientôt s'en mordre les doigts.
Chaque année, la fièvre s'empare de moi. La date approche : bientôt, je tiendrai entre mes mains impatientes le nouvel ouvrage d'
Armel Job, un de mes auteurs de prédilection. Bien entendu, dès sa sortie je me jette dessus. Je m'y plonge. Non, je n'y suis plus pour personne. Je ne le lâcherai pas avant de l'avoir terminé. Et puis, une grande tristesse m'envahit . Quoi ? Déjà fini ? Quoi ? Je vais devoir patienter un an avant de découvrir le suivant ? Quelle torture !
Et cette année, double plaisir : «
Une femme que j'aimais » aborde les secrets de famille, un de mes thèmes favoris.
Chez
Armel Job, contrairement à la plupart des auteurs, le rôle principal n'est pas tenu par un super héros. Au contraire, Claude, son narrateur, est vraiment un empoté. On a envie de le secouer en le regardant agir, réfléchir (enfin, si on peut dire!), tirer des déductions d'un air satisfait. C'est sûr, à côté de lui, Maigret, Hercule Poirot, Sherlock Holmes sont de modestes amateurs ! On a envie de lui dire : « Mais enfin, Claude, comment peux-tu être si stupide ? Comment peux-tu croire une pareille ineptie ? »
Comme c'est lui qui parle, je suis bien obligée de lire « Je ». Et je grogne : « Mais non, je ne pense pas ça du tout, moi ! »
Claude a vingt-neuf ans. Il est seul. Oui, il a bien, de temps en temps, une vague petite amie qu'il emmène au cinéma voir des films italiens en VO, mais aucune relation sérieuse, ni durable. C'est un « vieux garçon », comme on disait jadis. Car on a l'impression qu'il a vécu il y a très très longtemps. Peut-être au XIXe siècle ? Pourtant, en 1994, on est bien à l'aube du XXIe !
Il est aide-pharmacien. Comme son patron lui loue un studio au-dessus de l'officine, il l'a doté d'un « Nokia 1011 », la pointe du progrès, un des premiers téléphones portables. Évidemment, en ce bas-monde, rien n'est jamais gratuit. Après quelques agressions commises à l'encontre de plusieurs confrères, Monsieur Brichard se méfie. Son assistant fera un très bon gardien à moindres frais. Dès lors, investi d'une mission, Claude n'ose bouger de chez lui, comme un chien (de garde) attaché à sa niche.
Le week-end, il rentre chez ses parents. Ses loisirs ? La pêche à la ligne. Mais pépère. Pas comme ces « artistes de la canne (…) dont la ligne dessine des arabesques dans l'air avant de poser l'insecte délicatement sur la peau du cours d'eau. » La seule qu'il fréquente avec plaisir, c'est sa tante Adrienne, une belle veuve de cinquante-cinq ans, qui fait tourner la tête de tous les hommes. Ce n'est pas pour rien que sa magnifique demeure Art nouveau s'appelle « Villa Circé », du nom de la magicienne qui transformait les mâles en pourceaux.
Armande, la mère de Claude, ne l'aime pas. Elle subodore une relation trouble entre cette Messaline et son « petit ». «
Une femme que j'aimais comme... comme... - Ah ben oui, justement ! Comme quoi ? On se le demande. Au lieu d'aller voir des filles de ton âge, tu étais toujours fourré dans ses jupes. »
Maintenant qu'Adrienne n'est plus, Claude est taraudé par le remords. Pourquoi n'a-t-il pas voulu l'écouter, ce secret qu'elle a voulu lui confier ? Était-ce parce qu'il croyait qu'elle allait lui dévoiler des amours coupables ? Était-il jaloux ? Aujourd'hui, il est désespéré en réalisant qu'il ne saura jamais. Il lui faut se lancer dans une véritable enquête. C'est l'occasion pour
Armel Job de brosser des portraits hauts en couleurs, d'aborder des thèmes importants, émouvants. Il y a Norbert Bonami, le vieux serveur du Cabaret vert, tout seul, dans sa maison de retraite où personne ne vient jamais le voir. Il est si content de pouvoir parler à quelqu'un. Une fois que Claude l'a pressé comme un citron, il jette l'écorce. Oui, on a l'impression que les « vieux » sont relégués dans des « antichambres de la mort » où l'un de leurs « plaisirs les plus innocents (…) [est] de constater qu'ils en enterrent de plus jeunes. » On les fait retomber en enfance. le pauvre Norbert, qui avait abusé du chocolat, a été puni : « privé de dessert pendant une semaine. Les aides-soignantes ne rigolent pas ici. »
Par chance, il y en a d'autres, accueillis dans leur famille, et dont les enfants sont aux petits soins pour eux. Comme Madame Patelle. Son fils lui permet un petit apéritif de temps en temps. Un verre de Chianti. Un seul. Il n'y en a pas une goutte de plus dans la carafe qu'on lui apporte. Lorsque l'émotion la submerge à l'évocation de ses souvenirs, Patelle junior se fâche. Eh quoi ? On veut lui provoquer de l'hypertension ? Fini les visites ! C'est sûr, c'est mieux pour elle de rester solitaire devant sa petite télé en noir et blanc. Oui, oui, tout ça part de bons sentiments. Ne dit-on pas de l'enfer qu'il en est pavé ? Cela me faisait penser à cette nouvelle
De Maupassant où une famille offre aux invités le spectacle du grand-père gâteux, que l'on force à manger la soupe qu'il déteste et qu'on prive du dessert qu'il adore, « pour son bien ».
Armel Job nous plonge dans des pages tragiques de l'histoire de notre petit pays, il fait revivre la mentalité des années 50, où l'on dispose encore de la vie des filles comme si on était au Moyen âge. Au passage, il égratigne, avec férocité, la mentalité de province, avec sa voisine curieuse, qui doit absolument fourrer son nez dans ce qui ne la regarde pas. Avec son prêtre qui, soi-disant pour répandre autour de lui paix et sérénité, ne sème que tristesse et malheur.
Que dire de plus ? Rien pour ne pas déflorer le plaisir de lecture.
Ce roman, comme d'habitude, je l'ai adoré et je ne saurais trop le recommander.