Sa préférée

Si je restais cynique, désabusée, méfiante, assez rusée pour ne jamais m’investir trop dans les relations, grâce à ces rencontres de jeunesse, légères et enjouées, loin de chez moi, naissait un début d’affection pour là d’où je venais. Je détricotais mon passé jusqu’à le rendre supportable.

Je cachais aux autres ces douleurs, je les enfonçais dans mes entrailles, qu’elles rongeaient petit à petit. L’air de rien, ces discussions me dépouillaient de mon armure, mais n’adoucissaient ni ma rage ni ma honte. Moi qui, si longtemps, étais demeurée en marge, de ma famille, de l’école, des gens. Moi qui pensais, prétentieusement, être différente, je réalisais que, dans la solitude de ma chambre, grâce à mes lectures hasardeuses et vagabondes, des liens s’étaient tissés malgré moi.

Ma mère et moi avions lu Les oiseaux se cachent pour mourir, on se réjouissait tant de découvrir ce roman à la télé. C’était la première fois que les personnages d’un livre se matérialisaient en dehors de mon esprit. Pieds sous les fesses, collée à maman, j’étais subjuguée autant par l’histoire que par l’acteur, Richard Chamberlain, qui incarnait le fameux prêtre luttant entre ses désirs d’homme et son sacerdoce. Mon père lorgnait à peine, d’un œil aviné.

Être invitée pour la première fois chez un groupe d’étudiants qui partagent un appartement. Rire, être ivre. Et parler, oser parler sans arrière-pensée. C’est nouveau, étrange et fantastique. Tout est une première fois. Les soirées s’égayent avec de l’alcool et de la musique, mais aussi avec les souvenirs de nos enfances. Ils sont encore frais dans les mémoires, mais suffisamment éloignés pour que je ne risque rien à trop en dire.

J’ai une autre vie que la leur. Et c’est ce que cette eau susurre à chaque poussée énergique de mes pieds.

Si j’aime tant Lausanne, c’est d’abord par lui, le lac Léman. Il est le symbole de mon exil. Les gens, les bâtisses ne ressemblent en rien à mon environnement. Tout est plus riche. En tout. L’habillement, les coiffures, l’architecture, les mœurs qui diffèrent selon les quartiers. Et puis, plus de chuchotements sur mon passage, pas de regards qui se baissent ou ricanent, pas de honte. C’est comme être une autre. N’être ni vue, ni regardée.

Si, pour beaucoup, sa beauté simple et rassurante suffit à laver leurs yeux, pour moi le lac est le complice et le témoin de ma mue. Il m’étourdit, le ressac dit que désormais mon horizon s’étire plus loin que les montagnes de mon enfance. J’avais appris à nager à quinze ans, la seule de toute l’école qui n’avait jamais été à la piscine.

L’abject et l’obscénité m’étouffent. J’ai mal pour elle, je le hais, lui. Plus encore. Et ma mère, muette, sourde et aveugle, la sainteté dont je la parais et que je vénérais, ma famille plus miséreuse que ce que je pensais. Je voudrais la consoler de sa peine. J’en suis incapable. Sa préférée.

Cette vie solitaire et recluse me tenait debout. Aujourd’hui, je sais que mon amour-propre me conditionnait et me contentait, jamais je n’aurais supporté qu’on pense de moi que j’étais une fille légère. Ce qu’elle était, elle. Légère et gentille. « Tu te souviens d’Emma ? – Emma ? – La blonde… –… mais oui, la jolie fille un peu conne qui bossait ici. Celle qui suçait pour pas grand-chose ? » disaient deux hommes au bar où j’étais revenue remuer mes souvenirs quelques années plus tard.

C’est minuscule chez elle. Une chambre ou plutôt un lit, les peluches inondent ses draps aux couleurs pétaradantes, disant son immaturité. Des rideaux séparent sa couche de la cuisinette sommaire, une table, deux chaises, un tabouret bancal. La douche se partage sur le palier.