Les mémorables

Un peuple pauvre, sans algèbre, sans lettres, avec cinquante ans de dictature sur le dos, les pieds collés à la glèbe, et il se produit soudain un coup d'Etat, tous se précipitent dans la rue en criant, chacun avec son hallucination, son projet et son intérêt, se menaçant mutuellement, corps à corps, visage contre visage, beaucoup avec des armes à la main, et ils finissent par s'insulter, s'empoigner, se tomber dessus, et ils ne se tuent pas.

Une petite bande de terre de la taille d'une serviette de bain, sans aucune importance, se transformait soudain en une fiancée dédisée par tous.

On peut dire qu’en trente ans, comme c’est naturel en une première phase, la révolution a cédé la place à la dévolution.

Le sergent, et le premier soldat, et le deuxième soldat, et le troisième soldat, parmi eux le tireur, tous ont refusé d’obéir à l’ordre, un geste décisif, le plus décisif de tous les gestes de ce jour-là, et pourtant ils ne sont pas connus, ni même nommés.

Le sergent, et le premier soldat, et le deuxième soldat, et le troisième soldat, parmi eux le tireur, tous ont refusé d'obéir à l'ordre, un geste décisif, le plus décisif de tous les gestes de ce jour-là, et pourtant ils ne sont pas connus, ni même nommés. p 106

C'st-à-dire, quand le général du 7è de Cavalerie, sur la Ribeira das Naus, a donné l'ordre d'abattre le capitaine, il y a eu ce sous-lieutenant dont j'ai déjà dit qu'il avait refusé d'obéir, alors que l'arme du brigadier visait sa tête....
Personne n'a jamais dit merci à cet homme.

Nous avons juré. Nous avons juré que dorénavant les mots je, tu, il, nous, vous, allaient disparaître et qu’on n’utiliserait plus que la troisième personne, la personne collective, englobant tout un chacun, ils, eux. J’en ai été le témoin, ça a été enregistré. Aucun de nous ne souhaitait qu’on se réfère à ses actes individuels ou qu’on en garde le souvenir, ce souvenir devait être à tout jamais un et indivisible, le souvenir d’un groupe de cinq mille, et tous diraient ils, eux.

Où étaient-ils ? Qu’ont-ils ressenti à l’époque ? Quel bilan dressent-ils aujourd’hui, trente ans après ? Quelle est la meilleure image qu’ils gardent de tout ce qui s’est passé ?

Entre-temps, Antonio Machado faisait venir celle-ci ou celle-là à la maison, mais il était clair qu'il n'aimait véritablement aucune de ces femmes. Il les renvoyait avec la légèreté d'un employeur de femmes de ménage. Mais il était tellement courtois, tellement révolutionnaire qu'il décrivait ses maîtresses au téléphone, afin de recevoir des conseils de Rosie Honoré sur la question avant de les renvoyer.

La veuve tentait de résister : "Le moment le plus emblématique ? Ca alors ! Il y en a eu tellement, comment est-ce que je peux dire lequel a été le plus emblématique de tous ? Je risque de devoir choisir parmi ceux qu'il a choisis jadis. Comme ça, un jour, si quelqu'un choisit parmi ceux que je choisis, le choix ne s'arrêtera plus jamais, et de choix en choix, on commencera à s'éloigner de plus en plus de la vérité. Si on applique cette méthode à toutes les étapes, dans quelques décennies, plus personne ne saura où commence et où finit ce qui est arrivé réellement."