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Citations sur Abeilles de verre (15)

J'ai déjà dit que nous sommes à une époque où les mots ont perdu ou changé leur sens, et sont désormais à double entente. C'est également le cas du mot d'intérieur, qui était jadis le parangon du solide et du permanent. Maintenant, la maison est devenue une sorte de tente, sans que son hôte jouisse de la liberté du nomade. On l'érige aussi facilement qu'on en disperse des milliers à tous les vents. Ce ne serait pas le pis, si du moins on avait pour un instant l'impression de vivre sur ses propres terres, dans un asile inviolable. Or, c'est tout le contraire qui se produit. L'homme qui, de nos jours, a le courage de bâtir maison dresse par là un signe de reconnaissance pour des gens qui le persécutent à pied, en voiture ou au téléphone. Viennent les employés du gaz, de l'électricité et de l'eau, les représentants des assurances contre les accidents et l'incendie, les contrôleurs de l'urbanisme et les encaisseurs de la radio, les agents des caisses hypothécaires et les inspecteurs des contributions, chargés d'établir la valeur locative de l'immeuble. Si le climat politique gagne en vigueur, il vient encore de tout autres visiteurs, qui savent immédiatement où vous trouver. Et, comme si ce n'était pas encore assez de ces fléaux, on est flétri du nom odieux de propriétaire.
Aux temps anciens, tout était plus simple. On jouissant sans doute d'un confort moindre, mais on avait bonne conscience quand on allongeait ses jambes sous sa propre table.
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Après tout, il n'est pas de génération qui ne se réfère à un bon vieux temps. Mais chez nous, c'était autre chose, quelque chose d'effroyablement autre. Certes, il ne revenait pas au même d'avoir servi, par exemple, sous Henri IV, sous Louis XIII et sous Louis XIV. Mais ç'avait été, malgré tout, du service à cheval. Maintenant, ces admirables bêtes étaient en voie d'extinction. Elles disparaissaient des champs, des routes, des villages et des villes, et voici longtemps qu'on n'en avait plus vu dans les charges. Elles étaient partout remplacées par des automates. Et, corollairement, les hommes changeaient : ils devenaient plus mécaniques, plus faciles à mettre en équation, et bien souvent, c'était tout juste si l'on avait le sentiment d'être parmi les hommes.
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« Qui est-ce qui n’a pas son casier judiciaire, à l’heure actuelle ? Toi, peut-être, parce que tu as toujours su nager ; mais à part cela, rien que les planqués de la guerre et de la paix. »
Twinnings se mit à rire.
« Ne t’énerve pas, Richard – nous savons tous que tu as quelques taches à ton écusson. Mais la différence, c’est que tes condamnations sont les bonnes. »
Il était payé pour le savoir, puisqu’il avait siégé au jury d’honneur qui m’avait jugé : non le premier, quand j’avais été cassé de mon grade pour tentative de haute trahison, après avoir été condamné, pour commencer, par le conseil de guerre – je n’appris ces deux sentences qu’en Asturie, où elles me furent profitables. Non, je veux parler du second jury d’honneur, qui me rétablit dans mon grade. Mais qu’est-ce qu’un jury d’honneur, quand le terme d’honneur, lui aussi, est de ces mots qui sont devenus hautement suspects ?
Je fus donc réhabilité par des gens comme Twinnings, qui s’était replié, le malin, chez ses parents d’Angleterre. À tout prendre, c’eut été à lui de se justifier. Et le curieux, c’est que la condamnation subsistait dans mes papiers. Les gouvernements changent, les dossiers sont inébranlables. Restait ce paradoxe que dans les registres de l’État, le fait d’avoir risqué sa peau pour lui était inscrit, note indélébile, sous la rubrique de la trahison. Quand on mentionnait mon nom, les scribouillards des bureaux, que moi et mes pareils avions hissé sur leurs ronds-de-cuir, faisaient la petite bouche.
Outre cette grande affaire, mes pièces contenaient quelques broutilles – je ne le nierai point ; entre autres l’un de ces bons tours dont notre esprit accouche quand nous avons trop de chance : il remontait encore aux temps de la monarchie. Il y avait là, entre autres affaires, une « provocation en duel ». On avait aussi pris note de la profanation d’un monument, encore l’un de ces mots qui se fondent sur un respect d’autrefois, à une époque où les monuments n’en sont plus. Nous avions culbuté un bloc de béton qui portait un nom – du diable soit si je me souviens duquel. D’abord, nous avions bu plus que de raison, et puis, rien ne s’oublie plus facilement de nos jours que les noms qui, hier encore, étaient dans toutes les bouches et sur toutes les plaques des rues. L’ardeur à leur dresser des monuments est peu commune, et souvent elle ne survit guère à leurs porteurs.
Il est de fait que tout cela, non seulement m’avait nui, mais n’avait servi à rien du tout. Je n’aimais plus y repenser. Mais les autres en gardaient fidèlement la mémoire.
Donc, Twinnings trouvait que mes condamnations étaient les bonnes. Mais, de nouveau, il me semblait peu rassurant que Zapparoni les tint pour telles. Car qu’est-ce que cela signifiait ? Cela voulait dire qu’il cherchait un bâton à prendre par les deux bouts : l’un sûr, par lequel on pût le tenir, mais aussi un autre. Il avait besoin de quelqu’un qui fût sérieux, mais pas tout à fait sérieux.
Le peuple dit d’un factotum comme il en cherchait un : « Quelqu’un avec qui on pourrait voler des chevaux. » La formule doit remonter à des époques où le vol de chevaux passait pour une entreprise périlleuse, certes, mais sans rien de déshonorant. Si le coup réussissait, il était glorieux ; sinon, on était branché au saule, ou bien on y laissait ses oreilles.
Cette tournure convenait assez exactement à ma situation. Il s’y trouvait encore, à dire vrai, une petite différence : Zapparoni cherchait, de toute évidence, un homme avec qui il pût voler des chevaux, tout en étant trop grand seigneur pour se mêler personnellement de l’expédition. Mais à quoi bon ces réserves ? Il y avait aussi un autre diction adapté à mon état, savoir : faute de grives on mange des merles.
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Zapparoni disposait d’un état-major d’excellent spécialistes. Ce qu’il préférait, c’était voir les inventeurs qui lui soumettaient leurs modèles s’attacher définitivement à lui. Ils reproduisaient leurs inventions, ou y apportaient des variantes. Celles-ci étaient surtout nécessaires dans les branches soumises à la mode, comme celle du jouet. On n’avait rien vu d’aussi incroyable dans ce domaine, avant l’ère zapparonienne – il créait un royaume pour Lilliputiens, un monde animé de nains qui fascinaient les adultes, et non pas seulement les enfants, jusqu’à leur faire perdre, comme en rêve, la notion du temps. Ces jeux dépassaient ceux de l’imagination. Mais ce théâtre de Lilliput, il fallait l’orner tous les ans, pour Noël, de nouveaux décors, y faire monter des vedettes nouvelles.
Zapparoni allouait aux travailleurs qu’il employait des traitements de professeurs d’Université, voire de ministres. Ils le lui rendaient largement. Un contrat dénoncé eût entraîné pour lui des pertes irrémédiables, et jusqu’à une catastrophe, si le lâcheur avait poursuivi son travail chez un concurrent, soit dans le pays même, soit, pis encore, à l’étranger. La richesse de Zapparoni, le monopole dont il jouissait, n’étaient pas seulement fondés sur des secrets de fabrication, mais aussi sur des méthodes qui ne pouvaient être acquises qu’après des dizaines d’années, et qui, même alors, n’étaient pas à la portée du premier venu. Et cette technique collait au corps du travailleur, à ses mains, à sa tête.
Il est vrai qu’on n’en voyait guère désireux de quitter une place où on les payait et les traitait comme des princes. Mais il se rencontrait des exceptions. Une vieille sagesse nous dit que l’homme est insatiable. Et, cette règle mise à part, Zapparoni avait affaire à un personnel décidément difficile à manier ; à force de fréquenter des objets minuscules et souvent bizarres, ils devenaient à la longue maniaques et bourrelés de scrupules ; leur travail produisait des caractères qui trébuchaient sur un grain de poussière et trouvaient un cheveu dans toutes les soupes. C’étaient des artistes qui fabriquaient sur mesure des fers pour pattes de puce, et les adaptaient. Ils vivaient à l’extrême limite du pur et simple imaginaire. Le monde d’automates sur lequel régnait Zapparoni, assez étrange en soi, tirait sa vie d’esprits qui s’adonnaient aux plus curieuses des marottes. Dans son bureau privé, on se serait souvent cru, disait-on, chez le médecin-chef d’un asile de fous. Le fait est qu’il n’existait pas encore de robots à fabriquer les robots. C’eût été la pierre philosophale, la quadrature du cercle.
Zapparoni était bien obligé de tenir compte de ces faits. Ils étaient impliqués par la nature même de ses usines. Il s’en tirait sans maladresse. Dans son usine de modèles, il se réservait les rapports avec le personnel et y déployait tout le charme, toute la souplesse d’un imprésario méridional. Il frôlait dans ce domaine la limite du possible. Être un jour exploité comme par Zapparoni, c’était le rêve de tous les jeunes gens à vocation de technicien. Il était rare que son sang-froid, sa bonne grâce lui fissent défaut : alors éclataient des scènes épouvantables.
Bien entendu, il cherchait à se couvrir par ses contrats d’embauche, fût-ce sous les apparences d’une parfaite amabilité. Ils étaient conclus à vie, prévoyaient des échelles de salaire, des primes, des assurances et des sanctions forfaitaires, en cas de rupture de contrat. Quand on avait signé un papier avec Zapparoni et qu’on pouvait se dire maître ou auteur dans ses usines, on avait fortune faite. On possédait sa maison, son auto, ses congés payés à Ténériffe ou en Norvège.
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Quand nous étions à la côte, Twinnings nous servait de Providence. J’étais assis dans son bureau. Cette fois, je n’avais que trop tardé ; j’aurais dû depuis longtemps me décider à lui rendre visite, mais la misère brise en nous toute volonté. On s’incruste dans les cafés, tant qu’on a de la petite monnaie en poche, on use ses fonds de culotte et on baye aux corneilles. Le guignon n’arrivait pas à me lâcher. Je possédais encore un complet sortable, mais quand j’étais chez des gens, je n’osais plus croiser les jambes, car je marchais sur des semelles trouées. Ce sont des cas où l’on préfère la solitude.
Twinnings, qui avait servi avec moi dans les chevau-légers, m’avait déjà tiré de plus d’un mauvais pas, moi et d’autres camarades du vieux temps. Il connaissait toutes sortes de personnes. Après m’avoir écouté, il me fit comprendre que je ne pouvais plus aspirer qu’à des emplois en rapport avec ma situation, en d’autres termes, où l’on pouvait tomber sur un bec. Ce n’était que trop juste : je n’avais pas le droit de faire la petite bouche.
Nous étions amis, ce qui n’est pas beaucoup dire, car Twinnings était ami de presque tous ceux qu’il connaissait, à moins d’être positivement brouillé avec eux. C’était son job. Mais la manière dont il me traitait, sans nulle gêne, ne m’humiliait pas : on eût dit plutôt un de ces médecins qui vous auscultent consciencieusement et ne font pas de phrases. Il me prit par le revers de mon veston pour en tâter le drap. J’en aperçus les taches, comme si mes sens s’étaient affinés.
Puis il entra dans les détails de ma situation. J’étais déjà passablement brûlé ; certes, j’avais vu du pays, mais sans avoir grand-chose dont je pusse me vanter – il me fallut bien le reconnaître. Les meilleurs emplois étaient ceux dont on tire de gros revenus sans travailler, et en jouissant de l’envie générale. Mais est-ce que j’avais des parents capables de distribuer honneurs et commandes, comme, par exemple, Paulot Domann, dont le beau-père avait une usine de locomotives, et qui gagnait plus en un seul déjeuner que d’autres ne font en s’éreintant d’un bout à l’autre de l’année, le dimanche comme en semaine ? Plus les affaires où l’on sert de démarcheur sont importantes, et moins elles vous donnent de peine ; une locomotive se vend plus facilement qu’un aspirateur.
J’avais bien eu un oncle sénateur, mais il était mort depuis longtemps. Personne ne se souvenait plus de lui. Mon père avait mené une existence placide de fonctionnaire ; il y avait belle lurette que j’avais mangé son petit héritage. J’avais épousé une femme pauvre. Un sénateur défunt, une femme qui va ouvrir elle-même quand on sonne : il n’y avait pas de quoi jouer les grands seigneurs.
Venaient en second lieu les emplois qui demandent beaucoup de travail et dont on est sûr qu’ils ne rapportent rien du tout. Il fallait placer des réfrigérateurs ou des machines à laver, de porte en porte, à en attraper la phobie des boutons de sonnette. Il fallait empoisonner de vieux camarades, qu’on allait voir et à qui on refilait perfidement des caisses de Moselle, ou à qui on faisait souscrire une police d’assurances. Twinnings les laissa de côté, avec un sourire, ce dont je lui sus gré. Il aurait pu me demander si j’étais à la hauteur de meilleurs emplois. Il n’ignorait sans doute pas que j’avais travaillé à la réception des blindés, mais n’ignorait pas non plus que je figurais sur les listes noires du service. J’y reviendrai.
Restaient en somme les affaires risquées. On avait la vie facile et de quoi vivre, mais on dormait mal. Twinnings en passa quelques-unes en revue : il s’agissait de postes de détective privé, ou du même genre. Qui, de nos jours, n’a pas sa police ? Les temps n’étaient pas sûrs. On vous chargeait de protéger la vie et les biens, de surveiller les terrains et les transferts, de faire échouer le chantage et les attentats. L’impudence croissait à la même vitesse que la philanthropie. Parvenu à un certain niveau de célébrité, on ne pouvait plus se fier à la force publique : il fallait avoir son gourdin à domicile.
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