La révolte de Maddie Freeman

— Bon, vaut mieux pas que je me lance sur ce sujet. Donc, je disais : avec moi, hors de question que tu manges un bout de carton qu’un scientifique obscur a jugé bon pour la santé.
— Est-ce que tu dénigres la cuisine de ma mère ? demandai-je en haussant un sourcil.
— Oui.
Il transféra les provisions du sac en plastique sur la table et je le regardai, fascinée. Il m’expliqua qu’il y avait là de quoi me faire un sandwich : de la charcuterie, du fromage, de la mayonnaise, de la moutarde, du beurre de cacahuètes, de la laitue, du concombre et des tomates. Il posa deux tranches de pain sur une assiette et me dit de choisir ce que je voulais manger. Mon premier cours de cuisine commençait. J’attrapai d’abord le beurre de cacahuètes. J’en tartinai une tranche de pain et ajoutai ensuite des tomates.
— Voilà, dis-je. Mon premier sandwich maison. Alors, j’ai réussi ?
Il se mit à rire.
— Euh… moi, je ne le mangerais pas.
— Ah bon ?
Je contemplai mon sandwich, vexée. Il m’avait l’air appétissant.
— Il ne s’agit pas d’empiler des trucs. Faire un sandwich, c’est tout un art.
— Manger, c’est tout un art ? demandai-je, incrédule.

J'ai tellement de contacts que je ne sais pas quoi en faire. Je me connecte à une centaine de sites par jour. J'ai accès à des millions de personnes. Mais ces amis virtuels sont comme des étoiles dans le ciel. Ils sont là, il existent, je peux les imaginer, mais je ne les connaîtrai jamais. Nous ne faisons que coexister dans ce vaste univers. Pendant longtemps, j'ai cru que cela me suffirait et j'ai été programmée pour penser que les gens étaient plus heureux isolés de leurs semblables. C'est le message de l'EN. L'éloignement est sain ; la solitude garantit la paix. Mais ces dernières semaines, depuis ma rencontre avec Justin, je me souviens de ce que je ressentais autrefois. Des ravages que cette philosophie provoque. Contrairement aux étoiles, les gens ne sont pas faits pour vivre dans une si grande obscurité.

-C’est bizarre de t’imaginer en train de semer la police un jour et de faire une tarte aux pommes le lendemain.
-Je ne fais pas de tartes aux pommes protesta-t-il comme si j’avais insulté sa virilité. Je fais des gâteaux au chocolat !

- Ce n’est pas drôle de toujours savoir où on va, dit-il.
- Se perdre, ce n’est pas drôle non plus.
- On voit bien plus de choses quand on ne cherche pas. Quand on cherche quelque chose en particulier, on ne voit que ça et, au final, on devient myope. C’est comme si tu passais ta vie à regarder dans un microscope. Tu n’as pas de vue d’ensemble. Parfois, il faut se perdre pour faire des découvertes.
(p. 74)

Embrasser quelqu’un, c’est créer un univers à soi dans sa tête. Moi, j’avais l’impression de voir enfin le monde en couleurs.

Quand elle se sentait triste, contrariée ou effrayée, plutôt que d'ignorer ses sentiments, ma mère les accueillait. En affrontant ses problèmes au lieu de les éviter, elle les rendait gérables. Cela lui permettait de prendre le contrôle de la situation. De toute manière, les problèmes ne disparaissent pas parce qu'on leur claque la porte au nez. Mieux vaut les inviter à entrer, disait-elle, discuter et parvenir à un accord.

On ne fabrique plus de livres papier de nos jours - abattre de vrais arbres est interdit. Ils poussent encore dans certaines parties du monde, mais je n'en ai jamais vu. La plupart des villes plantent des arbres synthétiques.

Il paraît que les gens préfèrent. Les arbres synthétiques sont livrés à domicile. Pas la peine d'attendre quinze ans qu'ils poussent. Il suffit d'aller sur Internet, de choisir le modèle, la taille, et quelques jours plus tard, tu as un arbre adulte dans ton jardin, cimenté au sol et soutenu par des poutres en acier. Rapide. Simple. Sans histoires.

Les arbres synthétiques ne meurent jamais. Ils ne dépérissent pas à l'automne. Fini les feuilles mortes et les épines par terre. Ils résistent au feu. Ils ne sont pas allergènes. Et ils sont toujours parfaitement verts.

Il arrive que les feuilles perdent de leur couleur mais un petit coup de peinture en bombe, et les revoilà bien vertes. A Halloween, les gens peignent les feuilles des arbres en jaune, orange et rouge, couleurs des vraies feuilles avant qu'elles tombent. Ma mère affirme qu'elle se souvient des couleurs de l'automne. Elle dit que c'était la plus belle période de l'année.
Difficile d'imaginer que quelque chose puisse devenir beau en mourant. D'un autre côté, c'est difficile d'imaginer tout ce qui "existait avant".

Ma mère m'a offert un carnet relié de cuir pour mon dix-septième anniversaire. Au début, j'ai été surprise par toutes ces pages blanches, comme si l'histoire avait été effacée. Elle m'a expliqué que parfois les histoires attendent d'être écrites. Que ma mère m'ait donné un objet du passé à utiliser dans le futur ne m'a pas étonnée.

«-C’est bizarre de t’imaginer en train de semer la police un jour et de faire une tarte aux pommes le lendemain.
-Je ne fais pas de tartes aux pommes, protesta-t-il comme si j’avais insulté sa virilité. Je fais des gâteaux au chocolat !»

Justin me regarda comme si la réponse était évidente.
- Pour être avec des gens. C'est une des seules manières que j'ai trouvées.
Je fronçai les sourcils, me forçant à parler à voix basse.
- Quoi ? Tu es fou ?
- Je crois surtout que les gens sont fous de vouloir rester enfermés toute la journée. On se coupe les uns des autres, et cela ne va faire qu'empirer.
- Et tu penses qu'assister à des cours de soutien et gribouiller dans ton carnet, çà va changer quelque chose .
- J'ai une idée, répondit-il ?