Citations sur Mes voyages avec Hérodote (24)
Il a fallu que je vienne à Alger pour comprendre que, après plusieurs années d'expérience journalistique, je faisais fausse route. En cherchant à tout prix des images spectaculaires, en m'imaginant que, à elles seules, elles permettent de faire l'économie d'une analyse profonde, je m'égarais. Interpréter le monde au travers de ce qu'il veut bien nous montrer à ses heures de convulsions spasmodiques, tandis qu'il est ébranlé par les coups et les explosions, qu'il est la proie des flammes et de la fumée, de la poussière et de l'odeur de brûlé, qu'il s'effondre et que, dans ses ruines, les survivants en larmes se penchent sur les dépouillles de leurs proches, en procédant de la sorte, était une erreur.
Hérodote avoue qu'il est obsédé par la mémoire, faible, fragile, courte, illusoire selon lui. Ce qu'elle a retenu et emmagasiné peut s'évaporer, disparaître, sans laisser la moindre trace. Toute sa génération, tous les hommes vivants à cette époque sont confrontés à la même crainte. On ne peut vivre sans mémoire, car elle élève l'homme au dessus du monde animal, elle est le reflet de son âme, mais, en même temps, elle est trompeuse, fugace, perfide.
L’altérité n’offusque jamais Hérodote, il ne la blâme à aucun instant, au contraire il essaie de mieux la connaître, la comprendre et la décrire. Selon lui, les particularités ne sont là que pour souligner l’unité de l’humanité, pour témoigner de sa vitalité et de sa richesse.
Dans l’univers d’Hérodote, le seul dépositaire ou presque de la mémoire humaine est l’homme. Pour accéder à cette mémoire, il faut aller à sa rencontre ; s’il habite loin, il faut se mettre en route, marcher, et, quand on arrive chez lui, il faut s’asseoir à se côtés et écouter son récit, écouter, mémoriser ou peut-être prendre des notes. Ainsi surgit le reportage.
L’Inde a été ma première rencontre avec l’altérité. Cette découverte exceptionnelle et fascinante a par ailleurs été pour moi une immense leçon d’humilité. Je suis revenu de ce voyage honteux de mon ignorance, de mon manque de culture et de savoir. Cette expérience m’a fait prendre conscience qu’une autre culture ne dévoile pas ses mystères d’un simple coup de baguette et que la connaissance d’autrui nécessite une longue et solide initiation.
Je suis revenu d'Inde et de Chine avec un sentiment de frustration et même de regret, mais aussi avec la conscience de fuir. Or il fallait que je fuie, car ces univers nouveaux, inconnus commençaient à m'attirer dans leur orbite, à m'absorber, à me tyranniser et m'obséder. D'emblée j'avais été en proie à une fascination, un désir brûlant de connaissance, d'immersion totale, de fusion, d'assimilation, comme s'il s'agissait du pays où j'étais né, où j'avais été éduqué, où j'avais vécu. J'avais voulu en apprendre sur-le-champ la langue, dévorer une masse de livres à son sujet, en connaître le moindre recoin.
J'avais déjà eu le temps de remarquer que, ici, à chaque objet et à chaque acte est affecté un homme qui respecte scrupuleusement le rôle et la place qui lui sont assignés. Tout l'équilibre de cette société repose sur ce jeu subtil. L'un est chargé d'apporter le thé le matin, un deuxième nettoie les chaussures, un troisième lessive les chemises, un quatrième balaie le plancher, et ainsi de suite à l'infini. À Dieu ne plaise de prier un responsable du repassage de coudre un bouton ! Pour moi qui ai été éduqué, etc., le plus simple serait de coudre moi-même le bouton de ma chemise, mais en même temps je commettrais un impair impardonnable, car je priverais celui qui vit de la couture des boutons et qui a la charge d'une famille nombreuse d'une occasion de gagner sa vie.
Assis sur la véranda de l'hôtel Sea View à Dar es-Salaam par une étouffante nuit tropicale, je songeais aux soldats de Mardonios cantonnés en Thessalie et transis de froid, qui essayaient de réchauffer leurs doigts engourdis aux flammes des feux crépitant dans la nuit glaciale de l'hiver européen.
La vie du monde et sa propre existence ont leur propre force, leur propre énergie, leur propre dynamique qu'il sent et qui lui donnent des ailes. C'est bien pour cette raisons qu'il ne pouvait être qu'un homme sereine, détendu, bienveillant, car l'étranger ne dévoile ses secrets qu'à des hommes de cette nature, l'étranger ne s'ouvre pas à un être lugubre, fermé, les gens sombres repoussent, rebutent, suscitent le peur, même. Avec un caractère renfermé, il n'aurait pu faire ce qu'il a fait, et nous n'aurions pas hérité de son œuvre.
Je m'imprégnais de sensations que l'on doit éprouver en franchissant une frontière. Que ressent-on ? Que pense-t-on ? Cela doit être un instant émouvant, troublant, excitant. De quoi a l'air l'autre côté ? Tout y est sûrement différent. Mais en quoi consiste cette différence ? A quoi ressemble-t-elle ? Peut-être n'est-elle en rien pareille à tout ce que je connais ? Peut-être est-elle inconcevable inimaginable ? Ce désir obsessionnel, cette fascination demeuraient néanmoins modestes car je n'aspirais qu'à vivre le moment où je franchirais la frontière, la franchir pour revenir aussitôt. Je croyais que, à lui seul, l'acte suffirait à assouvir ma faim psychologique que je ne parvenais pas à m'expliquer, mais qui me hantait constamment.