ATTENTION ! SPOILERS !
Fever
Traduction :
Françoise Pertat
ISBN : 9782264068170
Après avoir vérifié, sur un site anglophone, que le personnage d'Alfred Briehof, Germano-Américain immigré à l'âge de six ans avec ses parents, était une création de l'auteur, je me suis décidée à placer "La Cusinière" dans notre rubrique "Littérature made in USA" et non dans celle réservée aux biographies. Pourtant, l'ensemble de l'ouvrage est bel et bien une biographie, celle de Mary Mallon, surnommée un temps par la presse "Typhoid Mary" (Cf. informations Wikipedia en français et, plus détaillées, en anglais). Pourquoi un surnom si cruel, si terrifiant - et si accrocheur ?
Eh ! bien, Mary fut très officiellement le premier cas de porteur sain de la fièvre typhoïde jamais recensé aux USA, au début du XXème siècle. Elle était née en Irlande, en 1869 et avait gagné les Etats-Unis, pour y rejoindre une parente, à l'âge de quatorze ans. Elle était bonne cuisinière mais, sans expérience officielle, débuta tout d'abord comme blanchisseuse, métier qu'elle n'aima jamais. Comme l'auteur le glisse dans son texte, et c'est une sensation que toute personne s'étant intéressée à la cuisine ne manquera pas de se rappeler même si elle ne cuisine plus depuis belle lurette, "il y a quelque chose de magique dans la cuisine". Cette magie, Mary refusa toujours d'y renoncer et cela devait la mener à sa perte.
Durant toute sa carrière, il faut cependant remarquer qu'elle ne contamina que cinquante-et-une personnes, ce qui est peu si l'on compare ce "palmarès" à celui d'autres porteurs de la fièvre fatale. En outre, et jusqu'en 1938, date à laquelle elle devait mourir, Mary se refusa farouchement à admettre qu'elle avait elle-même eu la typhoïde - si elle l'avait eue et s'en était sortie, elle se serait trouvée immunisée. On ne put d'ailleurs jamais établir la preuve qu'elle en avait souffert. Peut-être était-elle trop jeune pour s'en souvenir lorsqu'elle la subit et, comme son personnage le dit lui-même, "en Irlande, on appelait "fièvre" tant de choses ..."
Autre question que l'on se pose, bien évidemment : pourquoi Mary ne contamina-t-elle pas plus de personnes ? Car enfin, si elle était porteuse du germe, elle ne pouvait pas le contrôler.
C'est ici que
Mary Beth Keane entre dans la dimension romanesque en créant à Mary Mallon un compagnon dont elle tomba amoureuse alors qu'elle avait dix-sept ans. Il s'agit d'Alfred Briehof qui, lui, avait vingt-deux ans quand il fit la connaissance de la jeune fille. Séduisant mais instable, cet Américain arrivé d'Allemagne à l'âge de six ans ne rechignait pas au travail mais se lassait vite. Dans le roman, ce sont surtout les gages de Mary - une bonne cuisinière, et elle était une excellente cuisinière, gagnait bien sa vie - qui font vivre le couple, un couple dont la jeune femme est incontestablement l'élément fort, le pilier. Au début, comme dans la vie, tout va bien entre les deux partenaires. Mais, peu à peu, Mary prend des emplois de plus en plus éloignés, qui l'empêchent de revenir chez elle parfois pendant un mois plein, voire plus. C'est qu'Alfred ne sait pas résister à l'alcool et qu'elle commence à se rendre compte de sa faiblesse de caractère (ce qu'elle a bien du mal à s'avouer, d'ailleurs).
Lorsque Mary est identifiée pour la première fois comme la source d'une épidémie de fièvre typhoïde, puis jugée et condamnée à une quarantaine quasi éternelle dans l'île de North Brother, face à Manhattan, Alfred craque et se met en ménage avec une jeune veuve, Liza, laquelle a un fils, Samuel. Il se déplace alors sur l'île pour annoncer la chose à son ancienne compagne, à qui, l'on s'en doute, la chose ne fait pas particulièrement plaisir.
Mais, au bout de quatre ans à peu près, un changement s'étant produit dans les hautes sphères de l'Administration, on accepte de libérer Mary à la condition qu'elle s'engage par écrit à suivre des examens médicaux et, surtout, à ne plus cuisiner pour les autres. Pour sa cuisine personnelle, bien sûr, c'est différent. Mary ne résiste pas, signe, quitte donc North Brother et retourne à New-York pour y redevenir ... blanchisseuse. Apprenant la nouvelle, Alfred quitte sa veuve en lui volant ses économies (et celles de son fils) et cherche à tout prix à regagner l'amour de Mary.
Mais ...
Ce livre est passionnant de bout en bout et rédigé (et traduit, retenez le nom de
Françoise Pertat) de main de maître, parvenant à nous rendre la dignité que Mary Mallon ne perdit jamais et pour laquelle elle se battit de toutes ses forces. le texte dégage également une élégance, une grâce semblables à celles de cette aigrette blanche qui, à un certain moment, est la seule à rendre espoir à la jeune Irlandaise sur l'île où sa quarantaine, en dépit des avantages qu'elle présente (elle a sa cabane à elle, une nature qui n'existe plus aujourd'hui s'ébat autour d'elle et de l'Hôpital qui la surveille) n'en reste pas moins une prison pour cette femme fière et qui ne se sent coupable de rien.
Le livre clos, j'ai personnellement penché pour l'innocence de Mary - en tous cas pour l'innocence de son Moi conscient. Il est vrai que, par l'insertion d'Alfred Briehof dans le livre, le lecteur se rend compte, lentement mais sûrement, que Mary semble devenir contagieuse sous l'effet de la colère ou de la dépression qu'entraînent les aléas de son couple. Mais, si elle en prend conscience, ce n'est qu'à la toute fin - encore n'ose-t-elle pas l'écrire sans détour, même pas le penser clairement : trahir les faiblesses d'Alfred, sa part de responsabilité dans l'affaire, lui est tout bonnement impossible.
On me rétorquera que, puisque Briehof est une création de l'auteur, cela n'a pas pu se passer ainsi. Soit. Mais, tous tant que nous sommes, nous avons chaque jour mille raisons de stresser et de déprimer, d'être en colère, contre nous, contre Un Tel ou Une Telle, voire contre l'humanité entière. Comme nous, la véritable Mary Mallon a connu des difficultés similaires : ne peut-on penser que, sans qu'elle le veuille et sous l'effet de la colère, du stress ou d'une autre émotion négative, sans oublier une particularité physiologique non déterminée par les médecins de l'époque, elle ait pu contaminer certaines personnes quand elle était dans cet état ? ...
L'hypothèse, en tous cas, est intéressante et en vaut bien une autre. Quant au livre, je le répète, il mérite d'être lu car il raconte, somme toute, l'histoire d'un être à qui le Destin a donné, pour jouer à la Vie, des dés pipés, et ce dès la naissance. Telle qu'elle était, Mary Mallon est sans doute coupable mais c'est aussi une victime, et même la cinquante-deuxième victime de cette histoire d'autant plus terrible qu'elle s'inspire largement de la réalité. ;o)