"Et puis, fit-il avec inquiétude, il y a les morceaux..."
(...)
"Quels morceaux ?"
-- Ceux que je ne devrais pas jouer, répondit immédiatement le pianiste d'une voix quelque peu plaintive.
-- Des morceaux interdits ? s'enquit Köves.
-- Comment ça, interdits ?" protesta le pianiste. Et d'expliquer que si seulement ils l'étaient, il n'aurait pas de soucis à se faire. Ce qui était interdit était interdit : c'était clair, c'était sur la liste, il ne le jouerait pour rien au monde. Sauf que, poursuivit-il, il y avait d'autres morceaux, des morceaux, comment dire, délicats ; qui ne figuraient sur aucune liste et dont personne ne pouvait affirmer qu'ils étaient interdits : pourtant il n'était pas conseillé de les jouer, alors que la plupart des clients demandaient justement ceux-là.
Que signifie un livre quand on pense que, chaque année, il en parait au moins un million à la surface du globe, si ce n'est plus ? que peut signifier le bouleversement passager du lecteur (Köves voyait le lecteur bouleversé qui, à la recherche de nouvelles émotions, va déjà chercher un autre livre sur son étagère), comparé à ces soirée que lui, Köves, avait consacrées à sa tache, laissant sa vie se dégrader, se desséchant lui-même accablant sa femme ?
"Encore quelques petites années, et il atteindrait la limite d'âge : il pourrait alors devenir une écrivain retraité (à savoir un écrivain qui par ses livres a mérité de ne plus en écrire) (bien qu'il puisse continuer à la faire s'il en a envie, bien sûr)."
- Mais je travaille, bredouilla-t-il (la conscience pas vraiment tranquille) (car il y avait longtemps qu'il aurait dû se mettre à écrire un livre, vu que c'était sa profession) (ou, pour être plus précis, les circonstances avaient fait que c'était devenu sa profession) (puisqu'il n'en avait pas d'autre).
- Ce n'est pas ce que je voulais dire, dit-elle. Mais pourquoi ne prends-tu pas un emploi ? Ca ne t'empêcherait pas d'écrire.
- Je ne sais rien faire ; tu as oublié de me faire apprendre un métier qui rapporte bien.
- Tu as au moins le sens de l'humour, dit-elle.
- Autrefois, il me faisait vivre, se rappela-t-il.
- Alors pourquoi est-ce que tu n'écris pas plutôt des comédies ? demanda-t-elle.
- Parce que je ne veux pas que les gens rient.
J'aurais écrit comme si j'avais voulu éviter une catastrophe, sans doute celle de ne pas écrire. J'aurais donc écrit pour ne surtout pas rester sans écrire...
Parce que le tyran souffre toujours, répondit Berg visiblement calmé par le fait d’exprimer ses arguments. Il souffre, poursuivit-il, d’une part à cause de lui-même, d’autre part à cause de son ambition inassouvie : et comme il ne pourra jamais régner complètement sur les autres – et c’est effectivement impossible puisqu’il existe toujours un dernier refuge inexpugnable, ne serait-ce que l’asile ou la mort – il finit par se retourner contre lui-même. Vous savez, je pense parfois que le martyr est le tyran le plus parfait. C’est du moins la forme la plus pure de tyrannie, devant laquelle tout le monde s’incline…