« Je peux dire peut-être que, cinquante ans
après, j'ai donné forme à l'horreur que l'Allemagne a déversée sur le monde (…), que je l'ai rendue aux Allemands sous forme d'art. » (L'holocauste comme culture)
Avec Etre sans destin, l'immense auteur hongrois
Imre Kertész, nobélisé en 2002 pour « une écriture qui soutient la fragile expérience de l'individu contre l'arbitraire barbare de l'histoire », a véritablement transmué l'horreur et l'innommable en art. Et c'est ce qui, à mes yeux, fait de ce livre un objet unique qui, plus que tout autre livre sur la Shoah, répare et apaise. Car
Imre Kertész ne se contente pas de témoigner, il ne tente pas d'analyser, encore moins de dénoncer, il crée, il recrée plus exactement un monde, celui des camps d'extermination nazis. Et c'est cette re-création, servie par une langue inouïe qui entre dans notre chair de lecteur, qui, paradoxalement, nous permet de sortir de l'hébétude dans laquelle l'horreur nous a initialement plongés, nous invitant à abandonner des réactions érigées comme autant de barrières défensives — indignation, rébellion, dégoût, déni, évitement…— pour nous conduire sur la seule voie possible, celle de l'acceptation.
« Je vais continuer à vivre ma vie invivable (…), il n'y a aucune absurdité qu'on ne puisse vivre tout naturellement, et sur la route, je le sais déjà, me guette, comme un piège incontournable, le bonheur. »
Pour
Imre Kertész, déporté à l'âge de quinze ans parce que né juif, la confrontation avec l'absurdité de notre monde a lieu très tôt. D'autant que cette expérience primordiale se verra prolongée, approfondie, enrichie par plus de quatre décennies passées derrière le rideau de fer sous un régime au mode de gouvernement arbitraire et paranoïaque.
Imre Kertesz se disait d'ailleurs convaincu qu'il n'aurait pas pu écrire son expérience dans les camps nazis s'il avait vécu sous un régime démocratique et libre. J'ignore s'il faut prendre ses paroles au pied de la lettre. Disons qu'il n'aurait probablement pas écrit l'oeuvre qu'il a écrite, imprégnée de la conviction qu'aucune destinée ne préside à nos existences, que celles-ci sont tout entières vouées à la contingence et à l'absurde, ce qui, pour lui, revient à dire qu'elles sont absolument libres.
Imre Kertesz rejoint en cela Camus, dont la lecture, à l'âge de vingt-cinq ans, l'a, dit-il, profondément marqué, précisant qu'en hongrois, L'Etranger était traduit par « L'indifférent ». « Indifférent au sens de détaché du monde, de lui-même. Mais aussi au sens d'affranchi, c'est-à-dire d'homme libre. »
L'homme libre, l'homme affranchi pour
Imre Kertesz, c'est l'homme sans destin : « S'il y a un destin, la liberté n'est pas possible; si, au contraire, ai-je poursuivi de plus en plus surpris et me piquant au jeu, si la liberté existe, alors il n'y a pas de destin, c'est-à-dire — je me suis interrompu, mais juste le temps de reprendre mon souffle — c'est-à-dire qu'alors nous sommes nous-mêmes le destin. »
Dès lors, il est inconcevable, absurde de se percevoir comme une victime. Car être victime, c'est devenir l'objet de quelqu'un ou de quelque chose; être victime, c'est subir. Or, on n'est victime de rien ni de personne, on vit juste des choses plus ou moins désagréables. Quand la vermine s'installe dans sa plaie à la hanche, notre héros est d'abord horrifié et s'acharne à la chasser, exercice parfaitement vain :
« Au bout d'un certain temps, je renonçai et me contentais de contempler cette voracité, ce grouillement, cette avidité, cet appétit, ce bonheur sans fard : d'une certaine façon, il me semblait les connaître un peu. C'est alors que je me rendis compte que je pouvais peu ou prou les comprendre, à bien y réfléchir. Finalement, j'en fus presque soulagé, les démangeaisons cessèrent presque. Mais je ne me réjouis pas pour autant, je restai un peu aigri - et je pense que c'est compréhensible, en fin de compte - mais dans l'ensemble, sans colère, juste un peu à cause des lois de la nature, pour ainsi dire. »
Et c'est cette même attitude, mélange unique d'apparente désinvolture, de fausse candeur et d'humour impitoyable, qu'il adopte à l'égard des Allemands, assimilés à une gigantesque machine anonyme et dépersonnalisée. Les Allemands réifient les Juifs? Il réifie les Allemands, faisant mine de reprendre à son compte l'argumentaire nazi selon lequel juifs et allemands n'appartiendraient pas à la même espèce :
« Et j'avais beau voir, par exemple, leur visage, leurs yeux ou la couleur de leurs cheveux, l'un ou l'autre trait particulier voire défaut, un bouton sur leur peau, j'étais totalement incapable de m'accrocher à quelque chose, j'étais à deux doigts de douter, effectivement, si ceux qui marchaient à côté de nous étaient en dépit de tout nos semblables, si, en définitive, ils étaient faits de la même substance que nous, au fond. Mais il me vint à l'esprit que ma façon de voir pouvait être erronée, puisque c'est moi qui n'étais pas de la même substance, naturellement. »
En retournant comme un gant l'horreur, en transformant le plomb en or,
Imre Kertesz nous offre une lecture jubilatoire en même temps qu'une leçon de vie qui nous aide, ainsi que je l'écrivais en préambule, à accepter l'humaine condition pour ce qu'elle est : le plus souvent misérable, parfois admirable et surtout, jamais inéluctable. Au moment ultime où tout semble perdu, voici que se produit l'impensable, l'inexplicable, et le moribond se croyant acheminé vers les chambres à gaz, se retrouve à l'infirmerie où, pour la première fois depuis longtemps, il rencontre des détenus (médecins et infirmiers) qui ressemblent à des hommes, non à des squelettes dépenaillés. C'est aussi en ce lieu qu'il retrouve cette chose fragile et néanmoins tenace, déjà rencontrée depuis son arrivée au camp, une forme de résistance sourde et têtue qui anime certains hommes, comme cet infirmier qui, atterré par son extrême maigreur, lui apporte clandestinement deux fois par semaine de la viande en conserve et un morceau de pain.
« C'est alors que je compris, je crois, ces hommes. Car en recoupant toutes mes expériences, en assemblant tous les maillons de la chaîne, oui, il ne me restait aucun doute, c'était bien cela, même si je le connaissais sous une autre forme : en dernière analyse, ce n'était toujours que le même moyen, à savoir l'obstination - même si, je le voyais bien, c'était une forme très élaborée d'obstination, la plus efficace de toutes celles que je connaissais, et puis surtout, cela va sans dire, la plus utile pour moi, je ne pouvais pas le nier. »
L'acceptation n'implique pas la résignation, bien au contraire, elle implique de s'adapter aux circonstances, et de ne jamais oublier que chaque minute, chaque seconde à venir contient en elle un monde de possibles. Est-ce le fait de se concevoir comme un être absolument libre qui a sauvé
Imre Kertész ? Est-ce le fait d'avoir transformé en art l'effroyable entreprise d'extermination de tout un peuple? Il a survécu. Et par deux fois : une première fois durant une année entière à Buchenwald-Auschwitz, une deuxième fois durant le reste de sa « vie invivable », lui qui dans un entretien à
Florence Noiville, rappelait :
« Vous remarquerez que je ne me suis pas suicidé. Tous ceux qui ont vécu ce que j'ai vécu,
Celan, Améry, Borowski,
Primo Levi… ont préféré la mort. »