Etrange expérience que la lecture d'une théorie avec laquelle on est presque en totale opposition. Cette longue diatribe sur la conscience de l'infini en l'homme, sur le péché et le désespoir qui en découle est pour moi un charabia fort désagréable car tout est sous-tendu par la foi au Christ, dont Kierkegaard souligne sans doute avec justesse les conséquences ignobles, cette culpabilisation constante de l'individu devant papa Dieu qui, et c'est le scandale (tournure dont l'auteur use et abuse), sans que l'homme ne puisse rien y comprendre, parce que, jolie formule, le christianisme est « l'invention de la démence d'un dieu », tout à coup, sans que bébé homme, pécheur et continuant de pécher, ce qui est un péché de plus, le vrai péché, papa Dieu donc, qui, ne cherchons pas à le comprendre parce qu'on doit croire, point barre, soudain, parce qu'il est Dieu, mais ne cherchons surtout pas à le comprendre, pauvre mecs déprimés que nous sommes, même pas conscients de notre propre désespoir qui est de vouloir être soi et de ne pas vouloir l'être, papa Dieu donc, et c'est le scandale, prend sa baguette magique et remet nos péchés.
Ce qui néanmoins émerge de ce fatras de sottises, c'est l'affirmation fondamentale de la supériorité de l'individu sur la foule et de l'expérience individuelle sur le concept. Il n'y a pas de concept du péché. Il n'y a que des individus qui, chacun à sa façon, pèchent parce qu'il n'ont pas la foi, comme moi. Kierkegaard, prenons-en note, me relègue, parce que je ne suis pas conscient de la vérité (existe-t-il un mot plus vulgaire ?), de la nature infinie de mon moi, de ma soumission totale à la volonté supérieure de mon créateur et du fait que je désespère parce que je pèche en ne voulant pas être moi et en voulant l'être, quasiment dans l'animalité, ce qui, soit dit en passant, ne m'est pas si désagréable que ça puisque ça me libère de la soumission à la doctrine désespérante du christianisme moralisateur qui me bassine avec la notion d'esprit que je n'ai jamais pu comprendre, trop conscient (c'est-à-dire, selon Kierkegaard, inconscient, parce qu'il renverse totalement la logique qui est la mienne) de n'être qu'un agencement saugrenu de la matière, un amas d'os, de muscles (peu volumineux) et de nerfs qui ne saurait en aucun cas sentir, quand il voit les cadavres pourrir dans leurs tombeaux, en une éternité du moi, incarnant le stade le plus inconscient du désespoir, celui qui, parce qu'elle est un scandale, consiste à fuir la réalité visible pour, illusoirement, croire en des chimères comme l'esprit, Dieu, la rémission des péchés et la vie éternelle.
Mon désespoir à moi est sans rémission parce qu'il est conscience de l'éphémère et de la mort et s'interdit de penser, car ce serait un déni de la réalité, une transcendance. Vivre comme si Dieu existait, voilà peut-être le péché, car c'est ne pas vouloir être soi, etc. Ici je crois que je pourrais reprendre le traité de Kierkegaard en entier mais en le renversant afin qu'il signifie son contraire. Finalement je ne suis pas en opposition avec le
Traité du désespoir. Je pense juste que les choses justes qu'il énonce, et elle sont assez nombreuses, ne sont justes que dans la mesure où l'on rejette le fondement même de ce qui pousse leur auteur à les énoncer, la foi, qui n'est pas le contraire du péché mais sa manifestation inconsciente.