Si le vent s'était levé. S'il n'avait pas été qu'une simple brise. S'il avait provoqué la mer jusqu'à déchainer sa colère, soulevant des vagues furieuses. Si seulement...
Combien de fois a-t-il été tenté de réécrire l'histoire au cours des douze derniers mois ? Un an après la tragédie, l'opticien tourne ces hypothèses en boule dans sa tête la nuit quand il n'arrive pas à dormir.
Son métier suppose une relation de confiance. Il se crée une sorte d'intimité quand on regarde à l'intérieur du globe oculaire d'un client, les visages se touchent presque. [...] À travers une rétine, des vaisseaux sanguins et un nerf optique, c'est tout l'être que l'on perçoit.
A travers les clôtures, il est difficile de se rendre compte de la structure du centre d’accueil. A droite, de gros arbres. A gauche, une série de bâtiments bas, blanc délavé, d’apparence neutre. Probablement des bureaux ou des dortoirs. Au fond de l’enceinte, des policiers en uniforme bleu nuit effectuent des rondes tel des gardiens de prison.
Jamais il n'oubliera le contact de ces mains glissantes serrant la sienne. Jamais il ne s'est senti aussi vivant, animé d'une énergie née de ses entrailles. Son devoir est de transmettre cette vitalité à ceux qui en ont tant besoin. Il a l'impression d'être capable de tous les réanimer, si seulement il parvient à les atteindre à temps. Le zèle de ses amis le grise et le porte en avant.
C'est une journée de larmes. Une honte, a-t-il ajouté. Une honte qui nous déshonore tous.
« C’est dingue, pense-t-il, qu’ils débarquent ici alors que cette terre n’a rien leur offrir. » (p. 16)
Il avait toujours su où il allait. Depuis ce jour, il a la sensation que ses certitudes ont volé en éclats. Comme si une part de lui-même était restée là-bas, avec ceux qu'ils n'ont pas pu sauver.
L’opticien sait qu’avant cette funeste matinée des mains suppliantes étaient déjà visibles autour de lui. Au centre d’accueil. Sur les marches de l’église. Au bord de la route où il faisait son jogging. Ces mains l’appelaient dans les journaux qu’il jetait, ces mains jaillissaient sur les écrans de télévision qu’il éteignait. Elles ont toujours été dans son champ de vision. Pourtant, il choisissait de ne pas les voir.
À bâbord, l'un des bateaux de pêche commence à remonter des cadavres éparpillés. Les corps gorgés d'eau sont balancés sur le pont, un par un, comme autant de pièces de viande. Une femme, un frère, un fils.
Quelle monstruosité ! De leur vivant ces personnes ont été privées d'avenir, et dans la mort d'une identité.