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Critique de Antyryia



Quand j'ai lu dans les petites annonces de Pôle Emploi que Babelio magazine était à la recherche d'un secrétaire, j'ai sauté sur l'occasion.
Travailler dans le milieu du livre a toujours été un rêve.
Je suis abonné à cette revue depuis plus de quatre ans maintenant, 227 de mes critiques y ont été publiées au fil du temps, et avec ma profonde expérience de lèche-cul je savais que j'avais toutes les qualités requises pour être le bon candidat.

C'est le président directeur général lui-même, Peter Krausse, qui m'a reçu. Un bien bel homme. Au premier regard j'ai senti son charisme, la passion qui l'animait. Il avait envie de propulser son magazine au-delà du million d'abonnés et je devais à tout prix le convaincre que c'était grâce à moi qu'il allait pouvoir y parvenir.
Il a jeté un oeil rapide à mon CV où il a lu en diagonale que j'avais une licence de lettres modernes, que j'avais de l'expérience dans la fiscalité, l'ouverture de barrières et la fabrication de lasagnes surgelées.
- Monsieur Antyryia, je ne vais pas y aller par quatre chemins. J'ai besoin d'un assistant de direction qui sera 24h sur 24 à ma disposition, 365 jours par an. Qui organisera les masses critiques, qui s'occupera de répondre aux courriers des lecteurs, qui assurera la promotion de nos éditeurs privilégiés, qui organisera des pique-niques, des rencontres entre lecteurs et auteurs, qui m'apportera un café noir tous les matins à sept heures pétantes sans sucre mais avec un nuage de lait, qui emmènera mes enfants à l'école. J'espère que le travail ne vous fait pas peur.
- Et pour la rémunération ?
- Vous commencerez en bas de l'échelle bien sûr mais si je suis content de vos services, je vous donnerai parfois un service presse, un livre en avant-première que vous pourrez dévorer avant le reste du commun des mortels.
J'ignore si c'est grâce à mon expérience ou parce que mon enthousiasme a été communicatif mais le lendemain même, un coursier me faisait savoir que j'avais le job.

La première journée s'est bien passée, à l'exception d'un fou furieux venu agresser mon nouveau patron préféré au sujet d'une critique qui avait été refusée par notre directeur éditorial ( voir le billet sur Mentor de Lee Matthew Goldberg publié sur le Darknet pour plus d'informations ).

Les grandes pontes se sont réunis dans l'après-midi. Tandis que je veillais à ce que chacun ait son bol de soupe, j'entendais sans le vouloir tout ce qui se disait.
"Je suis à l'arrière-plan, ombre granuleuse, à peine présente."
"J'étais là, au coeur des évènements, aussi discrète qu'une petite souris."
- On va s'associer aux éditions Michel Alban pour la sortie du nouveau Victor Hugo. Les misérables II : le retour de Jean Valjean.
- Mais ils ne sont pas morts tous les deux ? intervint un subalterne, Nathaniel Lévéché.
- Ce sont des points de détail intervint Peter Krausse, avec le charisme et l'autorité que je commençais à lui connaître. Dans Prison Break Michael Scofield est mort aussi mais il est quand même revenu pour une cinquième saison. le principal c'est que le livre va se vendre à des millions d'exemplaires et soit en lice pour le prix hors-Goncourt. Notre rôle de partenaire sera de faire de la publicité, de multiplier les fausses critiques à cinq étoiles et d'éliminer les autres.
- On pourrait aussi publier un entretien avec l'auteur ? suggérais-je, avide de me rendre utile.
- Merci de bien vouloir laisser les grandes personnes parler entre elles, répliqua mon chef vénéré d'un ton hostile, sous les rires de l'assemblée.

Mais après des débuts difficiles, à force d'acharnement, j'ai fini par faire mes preuves et par devenir irremplaçable.
"Je ne sais vraiment pas ce que je ferais sans vous."
A mi chemin entre l'amitié et la subordination, le lien qui nous unissait Peter et moi était indéfectible. Au-delà de la littérature, j'étais proche de sa famille, je savais quand il avait des problèmes intestinaux, je savais aussi qu'il était harcelé par des journalistes jaloux de sa réussite. J'avais accès à sa messagerie, à son emploi du temps de ministre, à ses comptes bancaires et à son courrier. Je voyais sur quels sites coquins il lui arrivait d'aller, quelles marques de vêtements il préférait, à quelle heure je devais le réveiller le matin.
Et je connaissais son credo : L'équité pour tous les éditeurs, petits ou grands.

Un soir en vidant les poubelles de monsieur Krausse à 2h00 du matin, j'ai malencontreusement fait tombé quelques feuilles. Malgré ma conscience professionnelle je n'ai pas pu m'empêcher de voir qu'il s'agissait en grande majorité de critiques de lecteurs qui n'avaient pas du tout aimé "Le retour de Jean Valjean". Certains criaient à l'usurpation, dénonçaient la supercherie. D'autres étaient étonnés de voir à quel point le style était médiocre. Les derniers critiquaient l'aspect surnaturel et la façon dont le héros était passé au vingt et unième siècle en tombant dans un trou noir. Dans la revue qui allait paraître le mois suivant, Les misérables 2 était pourtant acclamé à l'unanimité par les lecteurs abonnés qui avaient rendu des critiques quatre ou cinq étoiles.
Si je n'avais pas eu une confiance aveugle dans l'intégrité de mon boss, j'aurais presque pu penser qu'il avait sélectionné uniquement les avis mettant en valeur la nouveauté phare de Michel Alban en faisant fi des opinions négatives.
J'ai été surpris également de trouver parmi les déchets des courriers de petits éditeurs qui demandaient à promouvoir leur dernière trouvaille, demandant à faire partie d'une masse critique ou un simple encart publicitaire.
Pour être sûr que mon patron n'ait aucun souci à cause de ces documents qui auraient pu être mal interprétés par un tiers, j'ai tout passé à la déchiqueteuse.

- Vous êtes libre le week end prochain ? me demanda quelques semaines plus tard Peter.
- Hélas non, je vais me marier samedi. Tout est prévu depuis un an, les réservations sont faites et nos invitations envoyées.
- Ca tombe vraiment très mal. J'ai une partie de golf avec les éditeurs de Calmant Levi's et je dois aussi me rendre à Londres pour rencontrer Renée Knight qui vient d'écrire son second roman, "The secretary", qui sera bientôt publié sous le titre "La confidente" aux éditions des rivières pourpres. Et je vais vous confier un secret Antyryia, je n'ai pas le don d'ubiquité.
- J'aurais adoré pouvoir me rendre en Angleterre à votre place d'autant que j'avais beaucoup aimé "Révélée", le premier roman de Renée Knight, qui a également été un de mes tous premiers thrillers psychologiques.
Quand j'ose regarder Peter dans les yeux, je vois à quel point ma réponse le blesse, le répugne. Je ne lui inspire plus que du dégoût.
- Si vous préférez aller jouer les hypocrites à l'église, vous bourrer la gueule entre amis et danser comme un chimpanzé au rythme de chansons paillardes pour une histoire qui a 50 % de chance de mal de terminer plutôt que de rencontrer Renée Knight, je ne peux pas vous en empêcher.
"Ce serait vraiment dommage de vous perdre."
Je ne trouve pas les mots. Je culpabilise. Je suis en train de décevoir la seule personne qui m'ait jamais donné ma chance, qui m'a accordé toute sa confiance.
- Enfin sachez que si jamais vous changez d'avis, je pourrai vous remettre à votre retour un exemplaire des épreuves non corrigées des nouveaux romans de Jacques Expert et d'Olivier Norek.
"Loyale ? Idiote ? Naïve ? Influençable ?"
Inutile de vous dire que le mariage a été définitivement annulé.
Mais qui d'autre aurait agi autrement ?
Mon patron, mon boulot, c'était toute ma vie.
"Tu dois bien te rendre compte quand même que la famille devrait passer en premier ?"

Mon rendez-vous outre-Manche s'est bien passé.
Ma tâche consistait à convaincre Renee Knight de venir rencontrer trente lecteurs dans les locaux de Babelio magazine et à la préparer à répondre à cinq questions, ou plus précisément cinq mots représentant un thème fort de "The secretary" ( j'utilise volontairement le titre anglais, bien plus approprié ) : Hiérarchie, Loyauté, Manipulation, Hypocrisie et Equité.
Elle me fit l'honneur d'accepter.

Le magazine n'a pas tardé à recevoir les premiers retours des lecteurs. Et c'est moi qui ai eu le privilège de les lire et de sélectionner celles qui seraient publiés.
La confiance de ma hiérarchie, et plus précisément de Peter, m'ont ému plus que je ne saurais l'exprimer.
- J'ai des actions chez Rivières pourpres. Alors Anty, je vous laisse seul juge des critiques qui seront ou non publiées dans notre mensuel de septembre. Mais inutile de vous dire que si le cours de la bourse baisse, je vous en tiendrai pour seul responsable, avec les conséquences financières et professionnelles que je vous laisse imaginer. Ah, et j'allais oublier ! J'ai plusieurs cartons chez moi contenant toute la collection des livres parus chez Sonate au clair de lune : Paul Cleave, Wendy Walker, RJ Ellory etc ... Venez donc prendre l'apéritif ce soir et comme je n'en n'ai plus l'utilité je vous en ferai cadeau, je vous dois bien ça !

J'ai donc lu avec la plus grande attention les avis des lecteurs.
- Exceptionnel, magnifique, poignant, angoissant, La confidente sera mon livre de chevet pour les années à venir. Ok, je sélectionne.
- J'ai trouver l'histoire intéressante par moment mais un peu ennuyant aussi à d'autre mais en gros j'ai quand même passer un super moment et je le conseille aux fans des trillers physiologiques.
Je détourne légèrement ce commentaire maladroit de façon à le rendre plus dithyrambique : Histoire exceptionnelle d'un bout à l'autre qui plaira à tous les amateurs de thrillers psychologiques.
- Très différent de son premier roman, Révélée, Renée Knight nous fait vivre avec La confidente un étrange duel entre une célèbre femme d'affaire, Mina Appleton, et sa secrétaire Christine Butcher.
La première est exigeante et manipulatrice.
"Elle est vouée à vivre dans l'insatisfaction permanente. Les gens, les lieux, les choses ... ne sont jamais à la hauteur de ses espérances."
La seconde est d'une loyauté sans faille pour sa patronne, auprès de laquelle elle est tant une secrétaire dévouée qu'une confidente.
"Je me considérais comme sa protectrice."
L'intégralité du roman repose autour de cette relation ambiguë.
On sait qu'elle se terminera mal, mais comme on ignore le pourquoi du comment le lecteur se laisse totalement happer par ce curieux binôme afin de connaître le dernier mot de l'histoire, afin de comprendre comment la situation va dégénérer à ce point.
Deux personnages qui s'opposent autant qu'ils se complètent et dont chaque interaction fait toute la saveur de ce magnifique thriller psychologique qui sort des sentiers battus.
Pas mal ça, je valide !
- J'ai arrêté à la page 30. J'ai rien compris. Franchement inintéressant ! Aucune scène de sexe ça m'a gavé.
Hop, poubelle.
- Malgré toutes ses qualités et son duo magistral d'héroïnes, j'ai trouvé par moments leurs réactions quelque peu exagérées ou naïves pour y croire tout à fait. En outre, le milieu du commerce et l'aspect politico-social du livre mettant en concurrence les petits agriculteurs et les grandes industries agro alimentaires peuvent paraître très flous pour des lecteurs non initiés tels que moi.
Je ne retiens pas non plus cette critique, trois étoiles ça n'est pas assez.
- Peut-on acheter la loyauté d'une personne ? A quel prix ? Roman où hypocrisie et manipulation règnent en maîtres absolus, le lecteur peut se demander si Mina et sa secrétaire Christine ne se sont retrouvées parce qu'elles se ressemblent bien plus qu'on ne pourrait le penser de prime abord.
Roman qui paraît peu ambitieux au départ, les enjeux ne cessent pourtant de croître. La confidente parle de dévotion, de réputation à protéger, de complicité criminelle avec les histoires croisées de ces deux femmes prêtes à tout pour des causes différentes. Mais laquelle des deux aura finalement le dernier mot dans ce tourbillon de jalousie, d'asservissement et d'instinct protecteur ?
Bon celle-là je vais la garder aussi.

J'ai moi même lu le livre pour me faire ma propre opinion, et je peux en tout cas vous dire que je suis ravi pour ma part d'être tombé sur un PDG aussi conciliant que Peter Krausse.
Un homme brillant, droit, honnête, à qui je confierais ma vie.
Pas comme cette peste de Mina.

Tout en me réjouissant de la chance que j'ai eu de le rencontrer, satisfait par le travail accompli aujourd'hui encore, je me mets en route afin de le rejoindre chez lui pour prendre l'apéritif comme il me l'avait proposé.

J'arrive presque à bon port et je vois sa maison encerclée par des voitures de police.
J'ignore totalement ce qui se passe.
Mais je sais que je vais tout faire pour le sortir de ce malentendu.
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