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Critique de Erik35


BIENVENUE DANS LE «MERDIER» !

Vous est-il déjà arrivé de découvrir un texte dans lequel chaque mot semble avoir si délibérément, si précautionneusement, si savamment choisi que l'ensemble vous semble à deux doigts de devoir, page après page, vous sauter à la figure ? Vous est-il souvent arrivé de lire ce genre de texte et d'en frémir d'autant plus que tout ce qui s'y trouve écrit est vrai dans son abjection, totalement véridique dans le récit terrible qui nous est donné de cette réalité, vérifié et vérifiable dans la presse de son époque, purement terrifiant humainement parlant ?

C'est exactement ce qu'il ressort de ce récit poignant. Et quel récit ! Ce témoignage indirect, précisons-le tout de même, son auteur, le japonais Takiji Kobayashi, ayant fait oeuvre de réécriture dans ce somptueux et presque insoutenable «Le bateau-usine». Réécriture, sans doute, mais tous les faits évoqués ici sont exacts, corroborés, tirés tant de la presse de son époque - parfois de simples entrefilets faisant aussi peu parler d'eux que possible, telles ces grèves jugées honteuses et indignes du peuple japonais, tellement vaillant, tellement courageux, tellement patriote, tellement... -, issus d'une enquêtes minutieuse de l'écrivain auprès de témoins aussi directs que possibles, dans les villages, auprès des syndicats, etc.

Ainsi, est-on très rapidement plongé dans cette ambiance de bagne n'ayant d'autre condamnation que celle de la misère et de la faim. Car tout l'art de Takiji Kobayashi réside dans cette écriture d'une violence à peine mesurée - puisque les faits eux-mêmes le sont, mais retranscrit avec un talent rare -, dont la dimension poétique n'est pas absente, textuellement, et qui apporte son lot de puissance évocatrice et de féroce beauté à l'ensemble. Qu'il évoque la peur incommensurable des pêcheur envoyés presque comme à l'abattoir en pleine tempête dans les eaux glacées du Kamtchatka ; qu'il dresse le portrait de cet homme à peine humain qu'est l'intendant Asakawa - un véritable garde-chiourme d'une violence à peine croyable, intraitable, complètement insensible envers son semblable, retors, mais qui peut se faire le plus mielleux, le plus hypocrite, le plus cauteleux des hommes dès qu'il s'adresse à un représentant des propriétaires ou de l'armée ; qu'il raconte comment de jeunes étudiants désargentés se sont fait avoir éhontément par cette promesse d'embauche accompagnée de quelques yens - moins que ce qui leur permet de rejoindre la flottille de pêche et qui finissent ainsi par tous s'endetter auprès des compagnie pour seulement pouvoir travailler, puisque désormais endettés ; qu'il décrive l'état de morbidité innommable dans laquelle est retrouvé un pêcheur mort d'un accès de béribéri (précisons que ce trouble est lié à une sous-alimentation et une carence en vitamine B1. Si la cause véritable n'en était pas encore connue à l'époque, on savait depuis la fin du siècle précédent qu'une alimentation plus complète que le seul riz blanc, un apport en orge, d'un peu de viande, entre autres, pouvait l'éviter...) et abandonné à son triste sort par ce fameux intendant ; qu'il nous décrive ce fameux «merdier» qu'est, tout simplement, le dortoir des ouvriers et des pêcheurs :

«La "tanière" des pêcheurs était éclairée de lampes en forme d'églantines. À cause du tabac et de la promiscuité, l'air était trouble et empestait ; le dortoir tout entier était un immense "merdier". Dans les couchettes, des êtres humains fourmillaient comme des asticots.»

pour, un peu plus tard, lorsque quelques semaines de campagne ont passé, nous décrire le grouillement de la vermine sur ces mêmes couches et sur les hommes...

Takiji Kobayashi ne nous épargne rien de cette espèce de cour des miracles embarquée, toute dévouée à un seul dieu : celui du Capitalisme, des propriétaires et des dividendes à reverser, tout en se servant, pour retourner les plus hésitants, les plus faibles, et sans vergogne, d'un imbécile et mortifère patriotisme que même les plus malheureux de ces hommes semblent devoir respecter, au moins jusqu'à un certain point. Car pour faire appliquer une discipline d'acier, des cadences infernales, des journées interminables de douze, treize, parfois quinze heures, en pleine tempête ou, au moins, par gros temps, le tout dans un état d'insalubrité et de malnutrition invraisemblable, les riches financiers s'en remettent à cet homme à poigne qu'est l'intendant. Sauf qu'à force de tirer sur la corde, les marins finissent peu à peu par prendre conscience du peu de cas qui est fait d'eux, mais aussi de leur relative puissance - ne sont-ils pas quelques trois ou quatre cent contre une poignée de "maîtres" ? - du moins, à partir du moment où ils comprennent qu'ils doivent montrer un front uni et aucune prise individuelle dans leur lutte pour un peu de justice, de reconnaissance, d'humanité dans le labeur et de nourriture, des changements semblent pouvoir apparaître.

Ce livre est dur, terriblement dur car si l'auteur fait de plusieurs faits et cas avérés de monstruosité dans ce monde méconnu de la pêche industrielle de l'époque une seule et même aventure, le dixième de ce qui y est conté ferait déjà frémir les âmes les plus sensibles et se révolter tout individu ayant quelque sens humain. Et pourtant, à y bien réfléchir, en est-il si différemment dans certains pays de notre monde d'aujourd'hui où des êtres humains, sous prétexte que leurs pays sont devenus les "usines du monde" (on pense au Bangladesh, à l'Inde, à la Chine malgré quelques progrès. Bientôt à un nombre grandissant de pays de l'Afrique sub-saharienne, etc) sont exploités, avilis, font plus d'heures, d'un labeur totalement déshumanisé, que beaucoup d'entre nous en quinze jours sous nos latitudes ? N'y a-t-il pas, sans en arriver à ces extrémités, la résurgence de ce que Engels appelait le lumpenprolétariat jusque dans nos pays occidentaux supposés riches, avec la multiplication des "petits boulots", des stages à tout faire et autres formations qui n'en ont parfois que le nom ?

Découverte étonnante, forte, de cette oeuvre d'un des grand représentants - avouons notre surprise de l'entrevoir - de ce qui fut baptisé "Littérature prolétarienne" par l'écrivain français Henri Poulaille (qu'il n'eût de cesse de diffuser) mais qui préexistait bien entendu dans des oeuvres venant du monde entier comme le passionnant "Le peuple d'en bas ( le peuple de l'abîme )" de Jack London, d'un "Même les orties fleurissent" (plus récent) du suédois Harry Martinson et bien entendu des textes immédiatement contemporains d'Henri Barbusse dont cet écrivain engagé du Japon d'entre deux guerre était un fervent lecteur. Cette littérature prolétarienne a donc, un court mais intense moment, existé dans ce Japon que l'on voit, pas forcément à tort, comme si respectueux des traditions, attaché même dans l'horreur à son empereur, facilement militariste et fiers de son armée (la scène où ces malheureux prolétaires comprennent que la troupe appelée par l'intendant ne vient pas pour les défendre contre les mauvais traitements subis mais au contraire pour les remettre, manu militari, au travail est éloquente à ce propos) et pour tout dire, relativement réactionnaire. Cette littérature aurait peut-être pu faire des petits, y compris politiquement, mais le pouvoir en place en décida, très vite et sans doute aussi en examinant le cas soviétique géographiquement très proche (les bâtiments de pêche s'approchent dangereusement, voire dépassent, la frontière maritime d'avec l'URSS, au risque d'être abordés ou coulés. Voir aussi à ce sujet l'expérience de Jack London dans ces eaux très poissonneuse mais gaillardement protégées) d'en couper, pour ainsi dire au sens strict, les têtes pensantes. Ce fut ainsi le cas du jeune Takiji Kobayashi qui fut questionné, torturé, assassiné par la police politique de l'Empereur. Il n'avait pas trente ans.

Etant l'une des têtes de proue de ce mouvement, celui-ci perdit très vite de sa force dans ce Japon de plus en plus militarisé, engagé dans une politique monstrueuse de colonisation à outrance dans toute sa sphère d'influence Pacifique, jusqu'à son engagement fatal dans la seconde guerre mondiale.

Cela ne fait que quelques décennies que l'oeuvre et le parcours singulier de cet écrivain de très grand talent est redécouverte dans son pays. La crise économique longue, dure, larvée que le pays connait après avoir eu quelques trente années de croissance phénoménale n'y est sans doute pas pour rien. L'écho que provoque la redécouverte de ces textes là-bas y est puissant. Signe des temps, c'est aussi maintenant que cet auteur connait un cycle jamais vu de premières traductions - comme en France - ou de retraduction - en Allemagne...-. Serait-ce à dire que ces ouvriers meurtris, esclavagisés de la fin des années vingt ont encore des choses à nous dire sur notre présent...? C'est, à tout le moins, fort possible !
Quoi qu'il en soit, "Le bateau-usine" est de ces ouvrages qui ne peuvent laisser indifférent.
Beau et terrible à la fois, ce "merdier" !
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