En démocratie le pouvoir accorde à ses opposants le plus vicieux des privilèges : l'illusion de la révolte. Une révolte tolérée confortable et donc bénigne. Au moins, en Russie ou en Chine, en liberté sur un tweet. Ici on se contente de l’épuiser.
Sofia ressemblait à Antigone après le démaquillage. (p.297)
Kevin avait déjà appris à connaître ce personnage très parisien : le bon cadre à la carrière linéaire, à l'esprit agile mais étroit ; soutier anonyme du capitalisme n'en récoltant que les miettes, et compensant la médiocrité de son parcours par la conviction de se trouver à l'avant-garde du progrès social. (p.68)
Nous bétonnons les terres et les coeurs. La société plante des êtres humains en rangées bien droites, désherbées au glyphosate. Les lois sont nos herbicides, le marché notre labour. Nous abattons les vieux arbres comme nous envoyons nos parents en Ehpad ...nous bourrons les champs d'engrais comme nous nous gavons d'informations inutiles ; nous encageons les poulets comme nous badigeons les employés.
Après Cléopâtre qui, consciente du rôle du ver de terre pour fertiliser la vallée du Nil, lui octroya un statut semi-divin, les rois du monde lui préférèrent l'aigle, le lion, l'abeille ou la salamandre. Quant aux écrivains, ils ne semblaient guère plus intéressés. Même l'alexandrin que lui offrit Victor Hugo, en donnant une vie littéraire à un "ver de terre amoureux d'une étoile", n'était guère flatteur. Le ver de terre désignait Ruy Blas, l'obscur valet; tandis que l'étoile figurait bien sûr la reine d'Espagne. Il fallait vraiment un écrivain romantique pour préférer un astre mort à la source de toute vie.
Les Romains le savaient bien : Homo vient d'humus. Homo vit d'humus. Puis Homo a détruit humus. Et sans humus, pas d'Homo. Simple.
"Où est le courage de celui qui n'a rien à perdre ?"
P181
Comme chaque année ou presque, un groupe de "bifurqueurs" profiteraient de la scène pour dénoncer l'agribusiness et présenter leurs projets alternatifs en ferme autogérée ou à la Confédération paysanne, sous les applaudissements de leurs camarades qui, eux, auraient déjà signé leurs contrats chez Danone. C'était devenu une tradition depuis le coup d'éclat de 2022, quand huit étudiants avaient détourné la cérémonie pour exposer l'hypocrisie d'une formation qui les encourageait à participer, selon eux, aux « ravages sociaux et écologiques e ours. Cheveux longs, sandales ouvertes, T-shirt à fleurs ou robe longue à rayures, ils avaient fustigé la bonne conscience des entreprises, l'inaction des gouvernements et l'inertie de la société, en incitant leurs camarades à trouver chacun leur manière de bifurquer. En guise de projet professionnel, ils avaient annoncé leur engagement dans des mouvements de lutte, leur installation sur des ZAD ou leur participation à des collectifs agricoles. Leur appel à la désertion, jailli du cœur du système, lancé par ceux-là mêmes dont on attendait des réponses, avait suscité une émotion considérable dans l'opi- nion publique. Ils ne s'étaient pas collés aux grilles du théâtre, ils n'avaient pas hurlé des slogans grossiers, ils n'avaient pas montré leurs seins. Ils avaient posément pris le micro en égre- nant pendant sept longues minutes des arguments précis et raisonnables. On aurait dit l'exposé d'un travail de groupe, déclamé avec une application timide. C'est ce qui l'avait rendu si puissant. Si les bons élèves rejetaient leurs études, si les ingénieurs renonçaient à trouver des solutions, si les agronomes ne croyaient plus en l'agriculture, n'était-ce pas vraiment la fin? Naturellement, la fin se faisait toujours attendre....
Kevin, aussi taciturne qu'Arthur était volubile, écoutait les déblatérations de son camarade avec la curiosité d'un enfant qui observe une mouche se cogner la tête contre une vitre. Il admirait sa culture sans trop en comprendre l'intérêt. Il se sentait toujours d'accord sans avoir envie d'explorer la contradiction. Il imaginait combien cette indignation permanente devait être fatigante et offrait à son ami ce qu'il possédait de plus précieux : une présence épaisse, fidèle, rassérénante. Il absorbait les mots d'Arthur comme une bonne terre boit l'eau.
Contrôle de traçabilité et contrôles d'identité sont les deux faces d'une même passion pour l'étiquetage. Nous voudrions maîtriser tout, la nature et les hommes, parce que nous ne nous maîtrisons plus nous-mêmes.