Un hoquet sort de la bouche de Léna. Sa terre est devenue une simple attraction touristique. Sa ville natale est un cimetière dont le sol subit chaque jour les semelles des touristes. Ils écrasent une terre irradiée, calcinée par le feu.
Pripiat défie les lois, la vie s'étale malgré la ruine, et appose un pansement providentiel. Les arbres clament leur regain, même si l'agitation tragique du passé bruit encore sur chacune de leurs ramifications. Chaque feuille projette son éventail de couleurs, dans lequel se reflète l'incendie qui a dévoré cette région un certain 26 avril 1986.
Les nettoyeurs, recouverts de protections hasardeuses, entreraient dans la ville contaminée comme ces soldats de première ligne que la guerre sacrifie et appelle vulgairement de la "chair à canon". Une fois les villageois évacués, les militaires traqueraient les animaux domestiques et les tueraient tous. les cadavres s'agglutineraient , bientôt dans la Zone régnerait le silence. Aucun oiseau ne le troublerait.
L'oisiveté n'est pas une sœur pour l'homme.
Dans la forêt, la nature souffre. Elle économise ses souffles ; elle amasse ses dernières forces pour se battre contre la bêtise de l'homme. les particules malignes, torrent de boue invisible à l’œil nu, se déversent. Les radiations sont là, elles ont la force d'une armée de l'ombre insidieuse : aucun radar militaire ne peut les détecter.
« Le platane est un arbre extraordinaire. Il s’adapte à tout, il est insensible aux radiations. Un arbre d’avenir dans la région… La sève de bouleau est, elle, dépurative et anticancérigène. Cet arbre est un peu l’alpha et l’oméga de nos forêts. J’ai eu cette idée après avoir lu Le Pavillon des cancéreux de Soljenitsyne. En Sibérie, les gens sont si pauvres qu’ils boivent à longueur de temps du thé d’écorce de bouleau. Là-bas, le taux de cancéreux est le plus faible de Russie. »
Les bottes des militaires sont une musique dont on ne peut se débarasser.
Pour les zoologistes, c’est une aubaine : Pripiat devient une réserve naturelle d’espèces parfois menacées. C’est le nouvel eldorado des animaux. Quel paradoxe ! Des scientifiques ont même démontré que la radioactivité serait moins néfaste pour les animaux que l’agriculture, la chasse ou encore la déforestation. L’animal se débrouille mieux sans l’homme.
« J’ai longtemps espéré ton retour. En 1990, j’ai cru chaque jour que tu reviendrais. Tu sais ce que ça fait d’attendre? D’espérer? Quand ça s’arrête, on tombe de haut. Je croyais en toi, en ta force, en notre complicité. Mais ce n’était que du vent.
Comme les autres. Tu es comme les autres. Dès que tu as franchi cette putain de frontière à la con, tu m’as oublié. Peu importe ce qu’on avait vécu. Pfft, du vent! Les promesses ne tiennent que le temps d’être dites. Après, on trouve toujours des choses pour s’en détourner. Se divertir. Qu’as-tu trouvé là-bas pour y rester? Je ne te suffisais pas? L’homme est pourri jusqu’à la moelle. Les dirigeants ont détruit ma vie, la région, ce pays. Tu sais ce que ça fait de voir la mort en face? De voir les gens tomber malades? p. 142
L'homme a trois chemins devant lui : la technologie, l'amour et la nature. Les négligences de la première ont brisé ma patrie, le second m'a oublié, il ne me restait plus que la troisième voie. La nature et sa forêt de bras.