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Critique de Patsales


Claude Lanzmann est mort. Certes, ce n'est pas un scoop, mais « La Fabrique des salauds » vient nous le rappeler. Car que n'aurait-il pas dit d'un tel roman!
Roman qui appartient à la catégorie confession d'un nazi, comme « La Mort est mon métier » ou « Les Bienveillantes », ce que détestait Lanzmann. Comment peut-on laisser la parole au bourreau? Car tout le monde n'a pas l'extraordinaire capacité à parler au nom du mal sans le rendre sinon sympathique, du moins acceptable. Sous la plume de Nabokov, ce vieux saligaud de Humbert Humbert peut faire pitié, il n'en demeure pas moins répugnant. Mais le héros de Chris Kraus est beaucoup plus ambigu, et en l'occurrence ce n'est pas un compliment.
Le romancier a en effet créé l'archétype du nazi romantique. Entré en politique par hasard, auteur de quelques crimes de guerre sur lesquels il ne s'appesantit pas, il n'en demeure pas moins un personnage tragique, beau monstre suscitant la terreur et la pitié.
Dans la bibliographie donnée à la fin de son livre, Kraus cite Nabokov et John Irving (!) mais pas Jonathan Littell. Difficile, pourtant, d'échapper à la comparaison. Comme Aue, Solm se retrouve à assassiner des Juifs au cours de la Shoah par balles. Mais si le personnage de Kraus vide son chargeur sur une femme et son enfant, c'est contraint par sa hiérarchie et épouvanté par son acte. le personnage de Littell, lui, tue en geignant parce que les cadavres sur lesquels il marche forment un sol mouvant et traître sur lequel il glisse. A la fin du massacre, il demandera un thé pour se réconforter. Chez Littell, le monstre est médiocre, chez Kraus, il est humain.
Autre exemple: les deux romanciers imaginent un amour incestueux, ce que je trouve plutôt bien vu car comme l'a dit un célèbre crétin français borgne et désormais gâteux, « Je préfère mes filles à mes nièces, mes nièces à mes cousines, mes cousines à mes voisines », ce qui au bout du compte ne lui laisse pas d'autre choix que de coucher avec ses filles. Ou sa soeur. Donc, si l'inceste chez Littell participe à l'idéal de pureté de l'aryen xénophobe, chez Kraus, la soeur n'est qu'adoptive et en plus elle est juive. Solm est peut-être nazi mais il n'y a pas moins raciste que lui: ses trois amours sont une Noire, une Juive, une Russe, bref le comble de la sous-humanité pour tous ses collègues de travail.
Résumons: Solm est un monstre, bien sûr, mais son petit coeur souffre et le mal qu'il fait est parfois le seul moyen qu'il ait trouvé pour protéger celle qu'il aime. On compatit.
Entendons-nous bien: je ne lis pas pour apprendre que les nazis sont méchants et que tuer c'est mal. Je lis surtout pour qu'on me balance des vérités dérangeantes et je devrais applaudir à ce récit qui me fait sortir, c'est peu de le dire, de ma zone de confort. Mais être en simple position d'auditrice ne me permet pas d'avoir le moindre contre-champ. L'auteur laisse la parole à son personnage sans me donner de grain à moudre pour traquer en lui la mauvaise foi.
Ce sentiment inconfortable d'être prise en otage par la désertion d'un romancier qui a laissé son personnage prendre entièrement en charge son récit ne m'a pas empêchée d'être estomaquée par la fresque ainsi déployée: si j'ai lu 2-3 choses sur la seconde guerre mondiale, je ne savais rien de la construction de la RFA et pas grand chose de son rôle central dans les tractations de la guerre froide. L'évolution des relations entre l'Allemagne et Israël vaut aussi son pesant de révélations et Kraus parvient à ne pas perdre son lecteur dans un jeu de dupes cyniquement acrobatique.
Enfin, aux 3/4 du roman, le récit de Solm montre des failles. Nous ne saurons pas s'il se ment à lui-même, mais à nous, oui. le personnage d'Ev, dont le prénom biblique semblait désigner la femme mythique et idéale, reprend sans doute la bonne vieille parabole du mal dont la pomme mordue sur la couverture rappelle lourdement le symbole: le mal est séduisant, ô combien. Et il a des arguments. Alors, contrairement à Ev, sachons le repérer quand il en est encore temps. J'aime à croire que c'est la morale de cette histoire, malgré un romanesque trop échevelé pour être vraiment honnête.
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