Deux hommes dans une chambre d'hôpital munichois, années 1970. L'un est un hippie convaincu de la bonté de l'humanité. L'autre va briser ses illusions. Il doit son hospitalisation à la présence d'une balle dans sa tête. Nous ne saurons comment elle s'y est logée que dans les ultimes pages de ce pavé qui en compte plus de 1000. Entretemps nous aurons traversé plus de la 1ère moitié du XXème siècle aux côtés de Constantin Solm, appelé Koja, qui raconte sa vie à un voisin de chambre dont la sympathie va peu à peu se transformer en répulsion.
Le narrateur est né en 1909 en Lettonie, d'une famille noble mais désargentée d'origine allemande, portée sur le pathos et la dramaturgie, ayant érigé en mythe le souvenir d'un grand-père lynché dans son verger par des Bolcheviques qu'il avait bombardés de pommes, élevant ainsi involontairement le fruit au statut d'hostie familiale. le premier fils Solm -Hubert, dit Hubsi- hérita du patronyme du glorieux aïeul, mais aussi de toutes les qualités dont Koja était dépourvu, son insignifiance et sa sensibilité s'opposant au charisme et à la beauté de son brillant aîné.
L'adoption d'Ev, que l'exécution de ses parents a rendu orpheline, complète le trio dont la destinée, entre amour, haine et trahisons, sera irrémédiablement, et souvent pour le pire, liée aux abominations de l'Histoire. Ev et Koja, subjugués par l'autorité naturelle et la supériorité de leur frère, se laissent emporter dans son sillage. Fasciné par l'idéologie nazie, Hub y entraîne ainsi son cadet. A 24 ans, Koja devient chef des jeunesses nationales-socialistes, et intègre bientôt l'école des cadres des jeunesses hitlériennes. Pendant la guerre, Hubsi mettra sa détermination et son énergie au service de la SS, et Koja suivra, toujours dans l'ombre, chargé d'observer et de surveiller pour le compte de la Gestapo, puis relégué pour cause d'incompétence à d'ingrates missions, son frère lui sauvant la mise à plusieurs reprises. C'est finalement son talent pour le dessin qui le fait remarquer par Himmler, et le fait entrer dans les rouages du dessein que le chef nazi fomente pour le monde.
Quant à Ev, elle devient médecin. Son expérience, au début de la guerre, au camp d'Auschwitz, la confronte à l'horreur et ouvre une fissure qui deviendra béance. Déchirée entre son amour pour ses frères et son refus du Mal, elle se laisse convaincre, au moins pour un temps, par les mensonges qu'ils opposent à l'évidence, et qui maintiennent, cahin-caha, une cohésion familiale que l'accumulation de secrets menace d'ébranler en permanence.
Maître dans l'art du louvoiement, Koja s'intègre naturellement, après-guerre, dans les jeux de manipulations et de rivalités auxquelles se livrent les services secrets des puissances occidentales, mais en paie parfois aussi le prix fort, pris dans un réseau de plus en plus dense et paralysant d'intrigues et de conspirations. La relation de cette nouvelle phase de sa carrière est l'occasion de prouver à son naïf et trop bienveillant voisin de chambre l'éternel cynisme d'un monde gouverné par un intolérable opportunisme, en évoquant la facilité avec laquelle les anciens nazis ont trouvé à se reconvertir dans les différents organes de renseignements, quand ils n'ont pas tout simplement réintégré la vie politique.
Koja déroule son incroyable destin en y imprimant une dimension profondément intime, pris dans une entreprise de justification laissant soupçonner, malgré l'assurance et l'immoralité de son argumentation, son besoin de rédemption. Son histoire est celle d'un homme ordinaire d'abord subjugué, comme tant d'autres prétend-il, par les interrogations de son temps et l'imminence de la guerre, porté par le goût du danger et du mystère, qui s'est tourné vers un avenir dont il n'a pas saisi la teneur "car tant que cet avenir n'est pas le merdier du présent, il ne s'agit que d'un espoir". Mis face à l'horrible réalité de ce qu'impliquait la doctrine nazie, il y a participé sans conviction, guidé avant tout par ses intérêts personnels, passant sa vie à faire des compromissions à une éthique dont il a finalement réalisé n'être pas si imprégné que ça. Il précise ne pas s'être fait d'illusions sur lui-même, avoir eu conscience de ce qu'il est devenu, mais que c'est arrivé malgré lui, par hasard, à son insu. Il a réagi au déclin du monde et non l'inverse, hypocrite pour les besoins de son "travail", mais restant sincère vis-à-vis de lui-même, persuadé de n'avoir pas laissé le mensonge s'introduire jusque dans ses entrailles. Comme s'il avait su, au fond, rester fidèle à sa propre idée d'une intégrité pourtant contestable, malgré la tourmente et les ignominies dont il garde le souvenir mais dont il ne semble pas se repentir vraiment, davantage torturé par les douleurs personnelles qui ont ponctué sa vie.
Sont-ce l'époque et les circonstances qui fabriquent les salauds ? Est-il permis de se dédouaner de ses lâchetés et de ses acquiescements, même passifs, en invoquant la barbarie ambiante, et le manque de recul qu'induit le présent ?
A la fois chronique familiale, récit historique, roman d'espionnage, "
La fabrique des salauds", porté par la désespérante philosophie de son narrateur, est un texte formidablement maîtrisé, dont le rythme lent instille avec une douloureuse prégnance la certitude que la mécanique barbare du monde est à la fois protéiforme et éternelle.
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