Je n'ai même pas pleuré. Il y a un an, je n'aurais pas supporté l'idée que papa ait pu être arrêté. J'ai grandi, durci, changé...
Le cœur s'est habitué, rodé au danger et aux catastrophes, peut-être suis-je devenu incapable d'éprouver un chagrin profond. L'enfant perdu que j'étais il y a dix-huit mois, dans le métro menant à la gare d'Austerlitz, s'est peu à peu effrité dans les trains, sur les routes provençales, le long des couloirs d'hôtels niçois...
Les nazis ne m'ont pas encore pris ma vie mais ils me volent mon enfance.
Demain, je serai à Aix-les-Bains. Et si cela ne va pas, nous irons ailleurs, plus loin, n'importe où, je m'en fous. Je ne tiens au fond peut-être plus guère à la vie.
Seulement, la machine est lancée, le jeu continue et il est de règle que le gibier coure toujours devant le chasseur. Mais je me sens encore du souffle, je ferais tout pour qu'ils n'aient pas le plaisir de m'avoir.
- Tu... Tu ne crois pas qu'on va avoir des ennuis maintenant que les allemands sont là ?
- Tant que ces mots, liberté, égalité, fraternité seront écrits sur les mairies, ça veut dire qu'on sera tranquilles, ici.
- Et maintenant, vous savez ce qu’il vous reste à faire ?
- Être les premiers à l’école.
- Pour faire chier Hitler !
- Si vous voulez, oui. C’est un peu ça.
- Aha. La guerre est terrible. C’est la faute aux juifs.
- Vous croyez ?
- J’en suis sûr.
- Et voilà !
- C’est terminé pour vous aussi.
- Très bien. Merci.
- Vous êtes satisfaits ? Vous avez été bien coiffés ?
- Très bien. Excellent.
- Eh bien, avant que vous ne partiez, je dois vous dire que tous les gens qui sont ici sont des juifs.
- … Je voulais parler des juifs riches.
Les nazis ne m'ont pas encore pris ma vie mais ils me volent mon enfance.
L'homme qui aime l'argent ne voit plus que lui-même. Pour lui il n'y a plus ni colline, ni chevaux, ni fleurs.
Regardez ces deux champions, on dirait qu'ils partent pour toujours.