C'est la pensée qui a produit la division dans le monde. Vous êtes néerlandais et je suis allemand ; il est anglais, l'autre, chinois. La pensée a provoqué cette division. La pensée a créé les religions - la pensée qui dit : « Jésus est le plus grand rédempteur » ; puis si vous vous rendez en Inde, ils vous diront : « Pardon. De qui parlez-vous ? Je ne connais pas du tout ce monsieur. Nous avons notre propre Dieu qui est le plus grand ». La pensée a créé les guerres et les instruments de la guerre. La pensée est à l'origine de tout cela. D'accord ?
KRISHNAMURTI : Je pense que ce serait une bonne chose qu'ensemble, ce matin, nous nous demandions si, ici même, dans cette communauté, chacun de nous s'épanouit, grandit intérieurement. Ou si nous avançons, chacun dans une étroite ornière, de sorte que, abordant la fin de notre vie, nous nous rendrons compte que nous n'avons jamais saisi l'occasion de nous épanouir totalement et nous passerons les jours qui nous resteront à le regretter. Voulez-vous que nous parlions de cela ?
Vous vous marierez peut-être, à l'église ou à la mairie, mais dans ces relations, y a-t-il une coulée continue de liberté réelle, dépourvue de conflits, de disputes, de sentiment d'isolement, de dépendance - etc. ? Vous dites « non » ; mais pourquoi dites-vous non ? Je veux découvrir pourquoi vous le dites. Le direz-vous lorsque vous serez amoureux, et pendant la première année de votre mariage ? Direz-vous à ce moment-là qu'il n'y a en cela nulle sécurité ? Le direz-vous ? Ou faudra-t-il attendre quelques années, cinq ans, ou une dizaine d'années, pour que vous vous exclamiez : « Oh mon Dieu ; il n'y a pas de sécurité du tout ! » ?
Et aussi, vous devez découvrir si - dans ces relations d'insécurité, d'incertitude, tissées de peur, d'ennui, de moments de joie, de répétitions - jour après jour, pendant dix, vingt, cinquante ans, on revoit le même visage - si dans ces relations, vous allez vous épanouir. Vous développerez-vous ? Serez-vous une entité extraordinairement belle, complète ? Et vous devez également découvrir si, lorsque vous « vous aimez » - ce qui est un mot bien souvent employé, galvaudé, déprécié - si, dans ce sentiment, vous allez fleurir.
La question que je vous pose est : l'amour peut-il être cultivé par la pensée ? Nous avons dit que la pensée est fragmentaire - qu'elle le sera toujours. Et voici la question suivante : la pensée, étant morcelée et devant donc inévitablement dans son action, dans son fonctionnement, entraîner la segmentation - cette pensée peut-elle cultiver ou faire jaillir l'amour ? Quand vous dites « non » - faites attention, car, je vais vous faire buter sur cela ! Lorsque vous dites, « non, la pensée n'est pas amour », est-ce ici aussi une idée ou est-ce une réalité ? Si c'est une réalité, quelque chose qui est comme ça... alors pour ce qui est de l'amour, il n'y a aucun mouvement de la pensée.
Voilà donc à mon avis une des questions dont nous devrions parler. Petite communauté d'enseignants et d'élèves, vivant ici ensemble, qu'est-ce qui nous empêche de fleurir. Est-ce la profondeur du conditionnement que nous font subir notre société, nos parents, notre religion, et même notre savoir ? Toutes ces forces du milieu dans lequel nous vivons agissent-elles en fait pour prévenir, bloquer, entraver l'épanouissement ? Comprenez-vous ma question ? Vous ne comprenez pas ?
Regardez. Si je suis catholique, mon esprit, mon cerveau, toute ma structure psychologique sont, de ce fait même, conditionnés, n'est-ce-pas ? Mes parents me disent que je suis catholique, je vais à l'église chaque dimanche ; il y a la messe, avec toute sa beauté, les effluves, les parfums, les fidèles chapeautés et habillés de neuf, qui s'observent, il y a les psalmodies du prêtre - tout cela conditionne l'esprit et exclut toute floraison. Comprenez-vous? Je me déplace dans une certaine ornière, dans un chemin déterminé, au sein d'un système donné, et cette voie-là, ce système, cette activité même à une action restrictive - en conséquence, l'épanouissement ne survient jamais.