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Critique de boudicca


Après un premier roman remarqué en 2021 (« Le chant des glaces), Jean Krug revient cette année avec un nouvel ouvrage de science-fiction à mi-chemin entre le post-apo et l'anticipation politique. L'action se déroule environ cinq cents ans après que le couperet du réchauffement climatique se soit abattu sur la Terre, et, si la civilisation humaine ne s'est finalement pas éteinte, elle a tout de même pris un sacré coup. Les humains vivent désormais sous un dôme protégé, Iliane, dont la gestion a été confiée à un conseil municipal épaulé par une intelligence artificielle. C'est dans ce contexte que nous allons faire la rencontre de trois personnages tous très différents, que ce soit en ce qui concerne la place qu'iels occupent dans la société, ou bien de leur positionnement politique. le premier d'entre eux, Sam, est un citoyen lambda appartenant à ce qu'on pourrait qualifier de classe moyenne : il a un job correct, n'a pas accès aux parties les plus luxueuses de la ville mais ne vit pas dans les bas-fonds non plus, et il a tout à fait intégré le discours officiel de la mairie qu'il ne remet par conséquent jamais en question. La seconde, Maëlle, est une agente des BI, les brigades d'intervention, une branche de la police déployée régulièrement sur le terrain pour faire régner l'ordre, notamment lors des mouvements de contestation autrefois ponctuels mais qui se font désormais de plus en plus réguliers. Enfin, le Kid, est un marginal clairement hostile à la politique municipale dont les revendications se rapprochent de celles d'une gauche radicale, voire de l'anarchisme. Ces trois protagonistes ne vont cesser de se croiser alors que le contrôle exercé par la mairie et l'IA sur la ville se voit de plus en plus contesté, notamment par l'Ivraisse, un groupuscule qualifié de terroriste par les autorités et qui entreprend de créer une alternative à la politique sécuritaire et inégalitaire qui prévaut à Iliane depuis des décennies. Bref, ça chauffe de partout, et, si la répression s'abat encore de façon implacable sur les militants et militantes, les autorités ne disposent plus des mêmes moyens qu'autrefois, ses installations reposant sur le numérique devenant peu à peu obsolètes et donc inopérantes. D'où la question cruciale posée par le roman : que se passe-t-il lorsque les outils permettant jusqu'alors de contrôler étroitement mais discrètement une population ne fonctionnent plus ?

Bien que dense, le roman se lit avec une agréable rapidité qui s'explique d'abord par le mode de narration choisi par l'auteur : des chapitres courts, une alternance systématique entre les points de vue des trois protagonistes évoqués plus haut, et un style percutant qui varie en fonction du narrateur. En effet, Sam et Maëlle n'ont pas la même façon de voir le monde mais n'ont pas non plus la même manière de s'exprimer, tout comme le Kid qui dispose d'un ton bien à lui, plus cash, plus brutal, mais dont la rudesse cache une plus grande profondeur. Par cet aspect, ainsi bien évidemment que par le propos éminemment politique défendu par l'auteur (et aussi une propension aux jeux de mots), le roman peut parfois faire penser à « La zone du dehors » d'Alain Damasio, bien que la réflexion soit ici moins poussée et moins « philosophée » que chez l'auteur star de la SF. A ce stade vous vous imaginez peut-être que le récit se résume à des considérations politiques sans grand intérêt pour peu que vous ne soyez pas particulièrement friands des idées portées par une partie de l'échiquier politique située à gauche. Pourtant le roman n'a rien d'un pamphlet et possède de nombreux atouts à mon sens à même de séduire un large lectorat. Parmi eux la qualité de l'histoire elle-même qui repose à la fois sur une quête désespérée d'une société utopique qui existerait en dehors du dôme (la fameuse cité d'ivoire qui donne son nom au roman), mais aussi sur une sorte de course contre la montre et la mort à laquelle se livre l'agente des brigades à qui on veut de toute évidence faire la peau. le roman prend ainsi souvent des allures de thriller puisque l'héroïne concernée va mener l'enquête afin de comprendre l'origine des dysfonctionnements qui perturbent de plus en plus le fonctionnement des Brigades d'Interventions, tout en tentant d'échapper à de multiples tentatives d'assassinat. Bien rythmé, le récit fourmille de rebondissements qui incitent le lecteur à poursuivre sa lecture toujours plus loin, d'autant que plusieurs coups de théâtre viennent régulièrement rebattre les cartes et plonger lecteurs et personnages dans de nouveaux environnements surprenants qui nous incitent à sortir de notre zone de confort. La ville-dôme d'Iliane est ainsi loin d'être le seul décor du roman qui nous entraîne aussi, par exemple, à bord d'un énorme navire volant qui donnera lieu à des scènes mémorables.

Parmi les aspects intéressants du roman figure également sa volonté de présenter une alternative utopique à la société de contrôle violente et injuste d'Iliane. Jean Krug n'est pas le seul à tenter de réfléchir à d'autres organisations sociales possibles, l'utopie faisant un retour en force au sein de la science-fiction française comme le prouvent les oeuvres récentes de Camille Leboulanger qui s'inspire avec « Eutopia » du travail de Bernard Friot et du réseau salariat, mais aussi dans une moindre mesure du dernier tome de « Capitale du sud » de Guillaume Chamanadjian (« Les contes suspendus ») ou « Rossignol » d'Audrey Pleynet. Si la dystopie a longtemps eu la cote, l'utopie semble désormais séduire de plus en plus de jeunes auteurices, et il faut admettre que les futurs enviables proposés ne sont pas dénués de charme. Reste à aborder la question des personnages qui sont tous bien campés et dotés d'une personnalité fouillée. Sam est le plus développé et le plus sympathique de tous car il est le moins clivant : il ressemble à monsieur ou madame tout le monde, est peu politisé et n'a donc pas d'avis tranché sur le système qui régit sa vie et celle de la cité. Maëlle a un profil un peu plus ambigu dans la mesure où elle représente un ordre qu'on nous présente dès le départ comme inique et brutal. Son personnage apporte de la complexité au roman dans la mesure où il incite le lecteur à la nuance et l'invite à se mettre à la place des représentants des forces de l'ordre en insistant sur la difficulté du métier, les conditions de travail dégradé, la pression hiérarchique… le caractère inexcusable de certaines réactions de ce protagoniste, associé à son étroitesse d'esprit et sa lenteur à appréhender la situation en dépit des indices nombreux et répétés, limitent toutefois l'empathie éprouvée à l'égard de ce personnage. le Kid est lui aussi particulier, plus radical que ce soit dans sa pensée ou sa façon de s'exprimer. Son côté hargneux et donneur de leçon peut dans un premier temps rebuter, mais, rétrospectivement, il s'agit sans doute du personnage le plus attachant du lot dans la mesure où sa colère paraît somme toute légitime.

« Cité d'ivoire » est un roman de très bonne facture qui joue sur différents registres, empruntant sa nervosité au thriller et sa capacité à émerveiller et faire réfléchir à l'utopie ou l'anticipation politique. le choix de l'auteur de répartir la narration entre trois protagonistes aux profils politiques et sociaux totalement différents fait des merveilles et permet à la fois de dynamiser le récit tout en évitant l'écueil du manichéisme. Éminemment politique, le roman interroge efficacement les outils et méthodes qui permettent de contrôler les masses et met en avant l'importance du collectif pour se départir de certaines logiques mortifères et, peut-être, donner jour à une société plus juste. Sans jamais tomber dans la moralisation ou la leçon, le roman propose des formes de lutte et une alternative politique intéressantes qui résonnent avec les aspirations d'une partie de la population d'aujourd'hui, en faisant ainsi un roman très actuel.
Lien : https://lebibliocosme.fr/202..
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