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Critique de Lenocherdeslivres


Traduire un ouvrage, comme Michel Pagel l'a fait de roman, est une longue série de choix. Car les langues ne sont pas structurées de façon totalement identiques. Loin de là. Et même des mots qui ont une origine étymologique identique s'éloignent progressivement, jusqu'à ne plus avoir, que de loin, un sens commun. C'est le coeur de Babel, le nouveau roman de Rebecca F. Kuang, autrice de la Trilogie du pavot (dont le premier tome seulement, La Guerre du pavot, est sorti aux éditions Actes Sud voilà trois ans).

J'ai toujours été fasciné, comme pas mal de lecteurices amoureux des textes, par les récits mettant en scène des questionnements sur la puissance des mots, des langues. J'avais adoré la théorie qui voulait que la langue façonne en partie la société, la façon de penser. J'avais lu avec un vif intérêt l'ancien Babel 17 de Samuel Delany (qui vient de paraître dans une nouvelle édition dans la collection Stellaire de Mnémos)ou le plus récent Amatka de Karin Tidbeck (La Volte, puis Folio). J'ai donc sauté sur Babel, dont le résumé m'a paru très prometteur.

Et je n'ai pas été déçu par l'univers créé par R.F. Kuang. Son idée d'utiliser les différences de sens d'un même mots dans des langues différentes est particulièrement habile. L'étymologie comme arme. Comme le mot grec à l'origine du nom « caravelle » conserve l'idée de créatures marines, ce qui n'est plus le cas de son descendant, si on prononce ces deux mots à la suite l'un de l'autre, on peut obtenir une pêche bien meilleure. Mais bien entendu, il faut un support physique à cette magie : une barre d'argent, ce métal précieux. Ainsi a été inventée l'argentogravure, cette science qui permet aux initiés de graver sur les deux faces d'une barre de ce métal les mots de même famille mais provenant de deux langues différentes. Et leur subtile variation de sens produit des effets qui vont de l'anecdotique ou prodigieux. Insérez un tel objet dans une calèche et elle prendra les virages sans risquer de verser ; ou sa cargaison pèsera moins lourd et permettra donc un chargement plus important. Appliquez-en un dans la bouche d'un malade contaminé par un virus virulent et il absorbera en partie la maladie. Les applications sont immenses et multiples. Et toute l'industrie, la vie quotidienne des anglais en est bouleversée.

Et pour faire tenir tout cela en place. Pour redonner de la puissance aux barres qui vieillissent (le célèbre contrat d'entretien qui vous revient plus cher que l'objet à l'achat : déjà inventé dans ce roman, à cette époque), trouver de nouveaux appariements de mots et donc de nouveaux usages, un seul lieu : la tour de Babel, située en plein Oxford, la ville universitaire par excellence. Les professeurs qui dirigent cette branche de l'université sont également de bons financiers. Ils savent qu'avec la raréfaction des ressources, on s'enrichit plus facilement. Donc ils ont mis en oeuvre un système qui assure leur fortune. Et celui de leur pays. L'Angleterre domine en grande partie le monde et ne souhaite pas s'arrêter là, sûre de son bon droit. Ils appartiennent à la race blanche, droite, travailleuse et tous les poncifs. Tandis que les autres, dont les Chinois qui leur mettent des bâtons dans les roues en leur refusant la libre circulation des biens, sont veules, paresseux de nature. Voilà les clichés, stéréotypes et autres billevesées que combat ce roman.

Et c'est très louable. Il est indéniable que la colonisation a créé un monde inégalitaire au possible. Une partie de l'humanité a réduit l'autre en esclavage et a utilisé ses ressources à son seul profit. Tout cela est indéniable. Comme il est indéniable que la femme dans ces sociétés occidentales était reléguée dans les antichambres, car seuls les hommes pouvaient gérer les affaires sérieuses. Racisme, sexisme étaient monnaie courante. Et, avec notre regard actuel, tout cela est scandaleux. Même sans l'invention de l'argentogravure, les exactions commises par nombre de nos ancêtres ont été horribles et ce roman en dénonce beaucoup. Et c'est parfait. Pourtant, Babel le fait à gros traits. Parfait, devrais-je dire. Alors pourquoi ai-je ressenti, progressivement, un malaise à la lecture de ce roman ?

Je pense que c'est dû à l'insistance terrible et à la vision binaire qui emplissent ce récit. Les blancs sont tous, à quelques très rares exceptions près, des monstres, des lâches, des êtres tellement ancrés dans leur vision du monde qu'ils ne peuvent s'en détacher. Les héros sont donc des non-blancs, pas tous sympathiques pas tous guidés par de nobles sentiments. En fait, on pourrait se croire dans un texte classique des périodes racistes, sauf que les rôles sont inversés : ce sont les blancs qui sont construits selon des clichés et les seuls personnages vraiment intéressants sont tous les autres. Et après tout, pourquoi pas ? Je pense encore (je dois avouer que je ne suis pas très à l'aise avec cette critique, car elle aborde des thèmes qui touchent très fort pas mal de monde et que certaines personnes pourraient me trouver illégitime pour en parler, puisque je suis un homme blanc d'un certain âge, donc du mauvais côté de la barrière) que c'est l'accumulation qui a fini par m'indisposer, le côté schématique. Je ne l'apprécie pas dans les oeuvres qui présentent tous les … (choisissez la catégorie que vous préférez) comme des … (choisissez la caractéristique que vous préférez). Je hais les amalgames et je déteste la lourdeur. Or, dans ce pavé, le message est tellement asséné que j'en ai eu assez et ai eu hâte que cela se termine. Sans parler des notes de bas de page qui, parfois, quand elles traitaient d'étymologie, me ravissaient ; mais qui, quand elles montraient pour la ixième fois que les blancs sont incapables du moindre bon sentiment, finissaient par m'agacer. Pourtant, j'avais aimé L'Architecte de la violence de Tochi Onyebuchi. Mais il était plus court, moins démonstratif. Je vais arrêter là, car je pourrais continuer en m'opposant des contre-arguments, puis des contre-arguments à ces derniers. Et ainsi de suite. Insoluble pour moi.

Lecture ambivalente pour moi que celle de ce gros roman. Babel part d'une idée merveilleuse et offre une vision du monde intéressante, sans compter ce regard passionnant porté sur la traduction, mais finit, à mon avis, par s'embourber dans son message. La colère l'emporte et avec elle la haine. Même si c'est une réalité pour beaucoup, j'ai du mal à accepter que cela soit la bonne direction. Une lecture davantage destinée aux plus jeunes que je ne regrette pas, donc, vu le questionnement qu'elle a fait naître en moi.
Lien : https://lenocherdeslivres.wo..
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