Le père sort de la chambre de ma soeur. Son ombre obscurcit le tapis bleu du couloir. Il marche jusqu'à la descente d'escalier. Les marches craquent sous son poids. Un porte s'ouvre, puis se referme. Je recommence à respirer.
J’ai inventé un souvenir d’enfance. De toutes pièces. À croire que j’avais besoin que personne ne sache tout à fair la nature exacte de ma souffrance. Qu’il y ait cette pièce amovible dans le casse-tête. Il y a une justesse biographique plus grande dans ce morceau de mensonge, de fiction, que dans les reconstitutions. Et si un jour j’étais lue. Si j’étais lue, je porterais ce faux souvenir avec encore plus de conviction que les autres. Je dirais même que c’est le seul qui soit véridique, qui nous soit bel et bien arrivé.
Je voudrais écrire cette fois où il a failli me tuer. Où il a « perdu le contrôle ». À croire que tous les autres jours, il se maîtrisait. C’était une question de sang. S’arrêter avant que le sang coule. C’était ça que ça voulait dire, dans ma famille. Être « en contrôle ».
(Héliotrope, p.31)
Je suis jalouse de toutes ces femmes qui réussissent à tomber amoureuse d’un homme. Comment font-elles? Ne voient-elles pas le danger? Le risque pour leur vie? Je voudrais hurler, leur crier de fuir, de ne pas se laisser prendre au piège. Les hommes, vaut mieux les prendre, jouir, puis les quitter. C’est plus sécuritaire.
Les hommes m’aiment, m’ont toujours aimée, comme on aime une chienne. À quatre pattes. La langue sortie. Surtout ne pas grogner, surtout ne pas mordre. Ils me l’ont dit. Leurs phalanges verrouillées autour de mon cou. Une ceinture une fois. Ils me l’ont dit des centaines de fois t’aimes ça, hein, maudite chienne. Les hommes m’aiment comme ils aiment leurs chiennes. Pour leur fidélité. Pour le besoin d’eux qu’elles expriment un peu plus chaque jour. Les chiennes restent. Elles restent malgré les coups de pied dans les côtes, les claques, les tapes. Ils savent que je reviendrai. Que je feindrai avec conviction le plaisir à chaque coup sur mes fesses tendues.
Il vaut mieux exister en tant que chienne que de ne pas exister du tout.
Si un jour un homme venait à moi avec le désir de m’aimer, qu’il me voyait en tant que femme, qu’il avait pour moi des envies de douceur et de caresses, il falsifierait la nature même de ma naissance et j’en mourrais.
(p.91) À quoi bon écrire chaque épisode, chaque violence, chaque soumission. Jamais personne ne pourra comprendre ce que c'était que de grandir sous le même toit que cet animal. Et même si j'avais des photos à montrer et des enregistrements vidéo et d'autres photos encore, il faut l'avoir vécu dans son corps pour comprendre. Je fais partie des éclopées. De ces gens qui ont expérimenté au plus près du coeur la déchirure du monde. Je ne crois en rien si ce n'est en la capacité des hommes à détruire.
Il y a tout un pan de la violence que je ne me résous pas à écrire. Ça en ferait trop. Trop de violence dans le même livre. On se dira que j’ai exagéré ou menti. Et toutes les personnes qui me diront que j’ai exagéré ou menti seront mon père. Je ressentirai l’urgence, à chaque fois, de leur planter un couteau dans la gorge.
À défaut de pouvoir tuer mon père, je me suis amputée de son nom. J’ai tranché d’un seul coup ce morceau de lui qui me talonnait où que j’aille. J’ai attendu le papier qui officialiserait mon changement de nom comme une patiente cancéreuse son premier traitement de chimiothérapie. Avec le même espoir de guérison. La même détresse.