Je suis non seulement fille de l’Allemagne, mais je suis fille de Berlin. Comme Berlin, je suis une ville débris. Une ville dont on a bombardé la mémoire. Une ville dont on a rasé l’histoire. Je suis née ruine. Je respire la poussière. C’est difficile de se construire sur des gravats.
Les orphelins s’unissent, parfois. Ils s’agrippent le cœur. Imbibés de leur solitude que personne ne comprend, ils se savent, les orphelins, ils se boivent. Ils se gouttent à gouttent. C’est leur bouche-à-bouche. Leur survie. La rosée de l’amour quand on n’y croyait plus.
Le sang de l’Holocauste est souillé par la suie. C’est un sang fumée noire dont l’odeur ne pourra jamais s’écrire.
Le problème pour nous, c'est que naître coupable et n'être coupable, ça sonne pareil.
Il dit que les livres sombres sont souvent lumineux. Il dit que la bibliothérapie et la luminothérapie c'est la même chose : une lampe frontale pour fouiller sa vie.
Moi, je n’ai rien à déclarer. Je n’ai pas encore de bouche. J’ai juste besoin d’une main qui écoute. Une main qui saura écrire ce qu’elle a entendu. Même quand je ne dis rien. Une main qui sache écrire vite aussi, pour ne pas avoir à me faire répéter si les mots sortent. Une main courante. Pour témoigner.
Le dimanche 14 juin 1942, Anne Frank avait treize ans et deux jours. Moi, je n'étais pas née. Je devais voir la nuit un an plus tard. Je sais qu'on dit "voir le jour", mais mon enfance est une nuit. Mon adolescence est une nuit. Ma vie est une nuit. Ce journal pour voir le jour.
Être considérée comme la fille d'Hitler, c'est comme avoir été violée par un impuissant. Un viol sans traces. Un viol par procuration puisque Hitler voulait tout, sauf se reproduire. Un viol commis non par un de ses hommes de main, mais par un de ses hommes de sexe. Un SexeS. Un homme qu'il rêve d'être. Sur lequel il a droit de vie ou de mort. La vie dont je vais résulter. La mort vers laquelle il va le renvoyer. En évitant d'avoir un enfant qui révélerait ses tares, Hitler se multiplie à l'infinie via ses régiments d'aryens triés sur le volet qui occulteront la supercherie.
Avec le Lebensborn programm, Hitler projetait de tirer sa puissance de son impuissance. Je suis née de cette inversion.
Dans le cadre du plan Heu-Aktion, qui prévoyait de faire travailler les indésirables, des dizaines de milliers d’enfants furent déportés dans des industries d’armement. D‘autres indésirables servaient à expérimenter les effets de produits toxiques à Cieszyn ou au Medizinische Kinderheilanstalt à Lubliniec. D’autres étaient stérilisés. La plupart assassinés à Auschwitz ou dans les camps pour enfants de Dzierzaznia et Lódz. Une seule certitude: avec le Lebensborn Programm, quelle que soit l’issue de la sélection, on devenait indésirable. p. 94
Ma vie ressemble à un point d'interrogation sans phrase.