Citations sur Le chant de Dolorès (68)
Un soir, alors que j’étais en train de repasser la nappe, j’ai commis l’acte le plus audacieux de tous. A la télé, il y avait un spot publicitaire pour Revlon. Juste au moment où le spot allait me convaincre d’essayer leur nouveau fond de teint –juste au moment où j’allais me mettre à fredonner le jingle et regretter de ne pas ressembler à la femme qui passait à la télé-, je me suis approchée du poste et j’ai jeté la nappe par-dessus. Le résultat m’a stupéfiée. Sans l’image pour vous séduire, la télé n’était plus qu’un fantôme, une voix inoffensive.
Il avait préparé le dîner : du chou, du tofu et des pois gourmands revenus à la poêle. Au lieu de manger, je me suis mise à séparer les ingrédients et à les ranger par catégorie avec ma fourchette –une attitude que le Dr Shaw aurait qualifiée d’ « agressivité passive ». Dante le méritait, et même plus. « Tueur de bébés ! » j’ai pensé en silence, en le regardant manger.
Plus tard, quand le téléphone a sonné et que je me suis aperçue dans la glace, j’ai été frappé de voir à quel point les cheveux devenaient gras quand on ne les lavait pas pendant cinq jours. Et tout était comme ça. Une seconde d’inattention et tout tombait en ruine.
Dans le livre, les femmes se donnaient l’accolade, elles jouaient de la clarinette ou faisaient l’amour avec leurs compagnons vieillissants. J’avais vingt-cinq ans, j’étais assise dans la bibliothèque municipale de Montpellier et j’attendais l’homme que j’aimais et qui m’aimait –mais j’étais aussi cette grosse fille obèse qui boudait dans sa chambre chez grand-mère.
Cet été-là, l’affaire du Watergate a supplanté tous les feuilletons télévisés de l’après-midi, pour devenir à son tour un feuilleton à succès. Au début j’étais furax de ne pas pouvoir voir « Multiples splendeurs » et « Demain est un autre jour », mais petit à petit, j’ai commencé à m’intéresser aux auditions des témoins : les bons contre les méchants, la vérité contre le mensonge. Mes préférés étaient ce vieux papy de Sam Ervin, et Mo Dean, la femme de John, dont le chignon blond platine me faisait penser à celui de Geneva Sweet.
A la cantine, le type me servait une portion de hachis Parmentier, une portion de macaronis au fromage, une part de gâteau : suffisamment de bouffe pour sentir mes bras fléchir sous le poids du plateau. Tout le monde à Gracewood avait une mine de papier mâché –épuisés qu’on était par la bouffe farineuse et les tranquillisants. Je posais mon plateau sur une table et fermais les yeux comme le Dr Shaw. Quand je les rouvrais, je voyais la nourriture qui se couvrait de moisi. Je pouvais le faire avec n’importe quoi : les fruits au sirop, la soupe. J’étais imbattable à cet exercice. Je pouvais faire apparaître le moisi sur un coin de mon assiette et le répandre ensuite comme un épais tapis bleu sur toute la nourriture que j’étais censée mâcher et avaler.
De même que la baleine morte, je traîne mes souvenirs de Gracewood avec moi comme un cadavre. Parfois, pendant les longs trajets silencieux, le cadavre roule à mes côtés. D’autres fois, quand je m’endors ou que je n’arrive pas à m’endormir, il repose avec moi dans mon lit. Tour à tour inoffensif ou dangereux, le cadavre a le don de la parole.
- Est-ce que je peux te poser une question de pote ? il a dit. Où étais-tu quand le président Kennedy s'est fait assassiner ?
- Euh.., à St Anthony. Melle Lilly a interrompu sa classe pour nous l'annoncer.
- Et moi j'étais à la cuisine chez ma mère, en train de manger des pâtes et des fagioli avec mon cousin Dominique.
Je l'ai regardé sans rien dire. Je ne comprenais pas où il voulait en venir.
- Et où étais-tu quand Neil Armonstrong a marché sur la lune ?
- Vous le savez bien. Avec vous sur le canapé chez grand-mère. C'était le lendemain du jour où maman a été tuée. Vous m'aviez apporté un saintpaulia.
- C'est exact, il a dit. Si bien qu'à chaque fois que quelqu'un parle de l'assassinat de Kennedy je me mets à penser à mon cousin Dominique. Et à chaque fois que quelqu'un parle du premier homme qui a marché sur la lune, je pense à toi. Toi et moi, on est potes à vie, petite. C'est le destin, et on ne peut rien y faire. J'accepte tes excuses.
Et il a démarré.
Vendredi soir. J’ai imaginé grand-mère assise seule dans le salon, en train de regarder « L’homme de fer » à la télé, son nouveau papier-peint à coquilles Saint-Jacques en toile de fond, la télé jetant une lueur argentée sur son visage. Même quand elle regardait la télé, grand-mère était sur le qui-vive, l’air renfrognée, comme si elle s’attendait au pire. D’ici, grand-mère me semblait fragile. Mortelle. Je me suis demandée si je lui manquais –si elle tournait en rond en se rongeant les sangs.
Kippy écrivait que Dante voulait qu’ils fassent l’amour pour sceller leur avenir, et faire ainsi le serment de rester ensemble. Ça m’a fait penser au sperme gluant de Jack sur mes cuisses.