Je parlais aux morts bien plus qu’aux vivants puisqu’en ces jours-là, je me sentais proche des premiers, et même un peu plus que proche : j’étais l’un d’eux.
Je décris à mon frère les moments qui suivirent l'attentat : "Les gens/ avaient plus/ peur que moi. Je/ le voyais dans/ leur yeux. Et ma/ défiguration !". Puis : "Pas senti/ la balle. Ai fait le mort./ Le type passait/ criant Allah Akbar !" Au moment où j'écris ces mots, Allah Akbar, je sens un froid lourd et une nausée descendre et monter de partout. Je me dissous dedans. Allah Akbar s'étend sur moi comme tout à l'heure le champ Van Gogh et c'est à cet instant que je sens à quel point l'expression est devenue la réplique d'un personnage de Tarantino : cette prière religieuse que j'ai si souvent entendue dans les pays arabes, en Inde, en Indonésie, cette prière qui me berçait en me réveillant avant l'aube quand je dormais près d'une mosquée, cette prière pacifique qui élargissait le ciel en annonçant le jour, cette prière n'est plus qu'un cri de mort aussi ridicule que sinistre, un gimmick stupide prononcé par des morts-vivants, un cri que je ne pourrai plus entendre sans avoir envie de vomir de dégoût, de sarcasme et d'ennui. Puis : "Pas bougé/ D'un poil./ Pensai à Gabriela/ et aux parents/ Etrangement calme." Le cahier finit sur un constat : "Ca s'achevait/ J'allais partir !", et cette observation: "Je voyais/ la cervelle/ du pauvre Bernard Maris/ sous mon nez." Je pleure pour la première fois au moment où j'écris ces mots dans le cahier (...)
Il y avait une abjection de la pensée, lorsqu’elle croyait donner sens immédiat à l’événement auquel elle était soumise.
L'hôpital est l'endroit où l'accident donne vite un sens à l'échec.
À la sortie, j’ai dit à Sophia que je voulais m’approcher de Libération, pour regarder les locaux de l’extérieur. Je ne les avais pas vus depuis le 6 janvier. À peine avais-je fait quelques mètres que je me suis mis à pleurer. Je ne pouvais pas aller plus loin. Un mur de chagrin était dressé, mais peut-être était-ce aussi une faille, installée dans ce paysage urbain familier, entre les bistrots, les voitures, les vélos, les arbres et les crottes de chien, comme au cœur de mon existence.
Ronnie Peterson était mon favori. À cette époque, en partie du fait de Borg, le tennisman qui dominait le circuit à peu près autant que l’Everest, les Suédois avaient la cote dans mon imaginaire. C’étaient des gens grands, blonds, muets et discrets, et, s’ils gagnaient à la fin comme les Allemands, ils n’étaient pas aussi désagréables qu’eux. Ils ne nous avaient pas occupés. Ils n’avaient pas exterminé les Juifs. Ils n’avaient pas les arbitres dans leurs mains. Ils ne répandaient pas leurs ventres et leurs cris sur les plages espagnoles. Leur langue était aussi peu compréhensible, mais personne n’était obligé de l’apprendre à l’école. Les Suédois étaient mes bons Allemands,
quelle que soit la qualité du soignant, le patient reste isolé dans sa souffrance comme dans une drogue encore plus forte que celles qu’on peut lui donner. Il l’a butine et là transporte vers des fleurs inconnues et sauvages, qui fleurissent à toute heure comme si c’était la nuit.
J’appartenais à cette époque récente, prétendument bénie, où la plupart des médecins n’expliquaient rien à leur patient et où une quantité non négligeable de professeurs prenaient pour des imbéciles les élèves qui subissaient leur manque de pédagogie, de sympathie et de patience.
[...] on ne croit pas à la faiblesse des héros de son enfance.
On sème de la psychologie là où on ne comprend rien.