Un autre poème est, lui, prémonitoire (Il te vaudra en 2019 un regain de popularité). Tu y envisages rien moins que la ruine de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Pas à la suite d’un incendie, mais sous l’assaut du temps.
"Notre-Dame est bien vieille : on la verra peut-être
Enterrer cependant Paris qu’elle a vu naître :
Mais, dans quelque mille ans, le Temps fera broncher
Comme un loup fait un bœuf, cette carcasse lourde,
Tiendra ses nerfs de fer, et puis d’une dent sourde
Rongera tristement ses vieux os de rocher !"
Le lu et le vécu se mélangent dans ta tête et dans tes pages. Impossible de les démêler. Aujourd'hui, on t'accuserait de contrefaçon, on te traînerait devant les tribunaux. À l'époque cela se fait couramment. On pique sans vergogne chez son voisin en s'arrangeant pour qu'il ne soit pas trop connu. Il n'empêche que tu es un spécialiste de la fauche, et cela me reste en travers de la gorge. L'auteur de Sylvie plagiaire ! (p. 31)
Un soir, tu entends du vacarme dans la cour. Un grand évènement. Tout le monde parle avec inquiétude des « évènements » : les moines descendus de leurs couvents, les paysans qui ont délaissé leurs champs, les gardes du cheik. Des Druzes sont venus en nombre de leurs provinces et assiègent les villages mixtes désarmés par ordre du pacha de Beyrouth. C’est un devoir sacré pour les chrétiens d (‘aller porter secours à leurs frères sans défense. Les montagnards armés se pressent impatiemment dans les prairies autour du château. Des cavaliers parcourent les villages en jetant le vieux cri de guerre « Zèle de Dieu ! Zèle des combats ! »
Le cheik te prend à part.
- Je ne vois pas exactement ce qui se passe. Les rapports qu’on nous a fait sont peut-être exagérés, ce ne serait pas la première fois, mais nous sommes obligés de nous tenir prêts à soutenir nos frères. Les secours du pacha arrivent toujours trop tard. Vous êtes bien, quant à vous, de vous mettre à l’abri au couvent d’Aintoura ou de regagner Beyrouth
- Non, lui réponds-tu, laissez-moi vous accompagner. J’ai eu le malheur de naître à une époque peu guerrière, je n’ai pas encore vu de véritables combats. Seulement des batailles des rues. Que je puisse assister, dans ma vie, à une lutte un peu grandiose, à une guerre religieuse ! Il serait si beau de mourir pour la cause que vous défendez !
Pourquoi t'être rendu dans cette région ? Le voyage en Orient était à la mode chez les écrivains, le goût de l'exotisme et de l'aventure, la recherche d'une nouvelle inspiration. Lamartine t'avait précédé, Flaubert allait te succéder. On s'embarquait sur un paquebot, on franchissait le détroit de Messine, on faisait escale à Malte, en Grèce, à Chypre. Maintenant c'est la porte d'à-côté. Un coup d'avion et on se retrouve sur l'aéroport de Beyrouth. Quant au dépaysement, il faut aller le chercher ailleurs. A part quelques maisons traditionnelles, les villes ont été rebâties à l'européenne. On mange des burgers chez Mac Donald, les Mercedes ont remplacé les chameaux. (p. 11)