Dans la chambre de sa maison de retraite, un vieil homme se souvient...
Nous sommes dans un coin reculé de l'Est du Texas, en 1933, dans une Amérique où s'éternise la Grande Dépression.
Deux enfants,
Harry Collins le frère qui a treize ans et Tom la soeur qui a neuf ans adorent jouer tout près de chez eux, par-delà la grande forêt qui jouxte la propriété des parents et leurs quelques arpents. Jacob le père est coiffeur, il exerce aussi la fonction de constable de la petite ville de Pearl Creek, c'est-à-dire qu'il est une sorte de shérif.
Le reste du temps, lui et sa femme tiennent une petite ferme. C'est un couple aimant, harmonieux, ils essaient d'élever leurs enfants avec amour, dignité et rigueur, dans les valeurs qui les animent.
La narration se fait à hauteur de cet enfant, Harry, qui longtemps après, se souvient des événements...
Les parents de Harry et Tom sont des progressistes, autant dire qu'ils déparent dans le paysage sociologique du comté. Cela ne leur viendrait pas à l'idée de pas traiter les Noirs d'égal à égal. Pourtant, Jacob sait que sa réputation qu'on lui colle d'être « l'ami des Noirs » pourrait un jour lui jouer un mauvais tour, et ce ne sera pas alors son statut de constable qui le protègera... Ici c'est souvent encore la loi du Ku Klux Klan qui a le dernier mot : au mieux c'est du goudron et des plumes, au pire c'est une corde balancée à une haute branche ou bien un pneu qu'on arrosera d'essence...
Les marécages forment une aire de jeu formidable, peuplés de rougets, de tiques, de serpents et d'endroits aussi inquiétants que fantasmagoriques pour les enfants. Ceux-ci aiment s'y perdre, inventer des histoires, des univers, imaginer que ce personnage de légende qu'on surnomme l'Homme-Chèvre et qui se cache parmi les ombres des bayous vient les terroriser...
C'est là qu'un jour le jeune Harry et la petite Tom vont découvrir l'horreur au fond des marais : le cadavre d'une femme noire mutilée sauvagement.
Plus tard, un second cadavre tout aussi mutilé que le premier, cette fois encore d'une femme noire, est retrouvée de nouveau dans
les marécages, la scène de crime semble ressembler à s'y méprendre à la première. L'enquête avance, piétine dans l'indifférence générale de la communauté blanche de Pearl Creek. « Tant que ce sont des femmes noires, qui plus est, des prostituées... » Ce sont ces mots sinistres, glaçants qui viennent aux oreilles de Jacob.
Et si c'était l'Homme-Chèvre, l'assassin ?
Mais un jour, c'est une femme blanche qu'on retrouve égorgée au fond des marais. Là le ton change dans l'opinion publique de la petite bourgade et les membres du Ku Klux Klan ne vont pas tarder à reprendre du service...
Les marécages, c'est une plongée en apnée dans l'Amérique profonde et poisseuse gangrenée par la ségrégation ordinaire.
Si ce thriller aux allures de roman noir tient toutes ses promesses dans une intrigue haletante, le paysage glauque et nauséabond de ces marécages représente bien le personnage principal, figurant comme une allégorie la communauté des hommes de ce sud des États-Unis des années trente... La toile de fond du récit devient vite une caisse de résonance assourdissante...
J'ai trouvé ici une force d'évocation puissante dans la façon de raconter une histoire, de dépeindre des personnages qui s'étoffent, se dévoilent, s'unissent, s'opposent, entrent en scène dans une dramaturgie qui nous tient en haleine. Heureusement, dans cette atmosphère oppressante, il y a la tendresse innocente de deux enfants qui découvrent l'horreur du monde des adultes, ils ont le chic pour mettre les pieds là où il ne faut pas, ou bien encore laisser traîner leurs oreilles, entendre des choses qui ne sont pas de leur âge. Mais surtout, il y a Mémé qui débarque inopinément et va donner un sérieux tour de force à cette enquête qui s'enlisait dans les sables mouvants du paysage environnant. Ah ! Comme j'ai adoré ce personnage aussi attachant que décoiffant... Et attention ! Il ne faut pas pousser Mémé dans les orties du bayou !
Les marécages, c'est ma première incursion dans l'univers romanesque d'un certain
Joe R. Lansdale autour duquel je rôdais déjà depuis pas mal de temps. Inutile de vous dire que je reviendrai vite découvrir d'autres récits de cet écrivain qui m'a totalement séduit.
Southern trees bear strange fruit,
Blood on the leaves and blood at the root,
Black bodies swinging in the southern breeze,
Strange fruit hanging from the poplar trees.
Pastoral scene of the gallant south,
The bulging eyes and the twisted mouth,
Scent of magnolias, sweet and fresh,
Then the sudden smell of burning flesh.
Here is the fruit for the crows to pluck,
For the rain to gather, for the wind to suck,
For the sun to rot, for the trees to drop,
Here is a strange and bitter crop.
[
Billie Holiday - Strange Fruit]