Après l’effroi et l’angoisse, c’est maintenant la colère qui me domine. Colère contre ces barbares – qu’est-ce qu’ils croient ? -, colère contre ma patrie incapable de protéger sa jeunesse – alors voilà, on peut débarquer à Paris avec des kalachnikovs et ouvrir le feu au hasard, ou pas forcément au hasard mais sur n’importe qui – et Dieu est dans n’importe qui -, colère contre Erwan qui sort sans téléphone portable – comme si ça pouvait changer quelque chose à ce moment-là -, et colère à nouveau contre Erwan parce que je suis certain que, quand il va sortir de cet enfer, il ne va même pas leur en vouloir, il va continuer à regarder le monde avec sa tête de cyber ludion au charme en bandoulière – et c’est tant mieux.
Tu restes cloîtré des semaines dans ta géhenne, qui deviennent des mois. Les regards apitoyés et compatissants ta ramènent, agaçant ressac, à ton statut de vedette, de curiosité, de symbole, rayer les mentions inutiles. Pas une victime comme les autres dans un monde qui s’y entend pourtant à les engendrer en s’arrosant de pesticides, se goinfrant d’additifs, se saupoudrant de particules fines, harcelant ses femmes et ses salariés avant de les faire crever sur la route ou se pendre ; pas une victime comme les autres, non, un survivant des attentats les plus meurtriers perpétrés en France depuis soixante-dix ans. En te blessant, ils ont blessé chacun d’entre nous. Les réactions à ton égard vont bien au-delà de la solidarité : tu es une partie du corps social assailli. Ceux qui te soignent, te croisent, te soutiennent, t’aident ont été attaqués en même temps que toi. Tu es le paradigme d’une civilisation défiée, de la liberté agressée. Tu n’as compris cette identification que très tard, même si depuis ce 13 novembre 2015, sans cesse on te demande (« puisque vous êtes écrivain ») si tu vas écrire dessus.
Non. Tu vas écrire autour.
La littérature n'arrête pas les balles. Par contre, elle peut empêcher un doigt de se poser sur une gâchette. Peut être. Il faut tenter le pari. p237
Tu es un romancier qui invente des histoires, pas qui romance sa propre histoire. Tu as besoin de liberté. Tu ne veux pas décrire. L'odeur. Les HURLEMENTS. Au-delà des mots. Au-delà de l'imagination. Vous n'en saurez jamais rien, des HURLEMENTS, quelle que soit la plume.
Et puis tu as tendance à oublier ce qui t'as fait souffrir. A embellir. Enjoliver. Optimiser. C'est bien foutu, tout de même, le cerveau humain !
Vous n’en saurez jamais rien des HURLEMENTS, quelle que soit la plume.
...les musiciens se figent puis quittent la scène en courant, des cris, du mouvement, ce ne sont pas des pétards, "Couchez-vous ! Couchez-vous !"
Je me jette au sol.
Là commence le roman à moins qu'il n'ait commencé sans me prévenir.
Faire le mort je pense aussitôt putain la douleur il sait que je ne suis pas mort il est au-dessus de moi il va m'achever d'une balle dans la tête voilà c'est fini ça aura été court trop court pourvu que ça ne fasse pas mal que ça aille vite.
Tu lâches prise, couché à même le sol, ciel d’encre au-dessus, grelottant, vidé de tes forces, exsangue, gelé, incapable de parler. Résigné.
Réalisme et véracité ne sont que cousins éloignés.
Pas une victime comme les autres dans un monde qui s’y entend pourtant à les engendrer…