Là se trouve le paradoxe du travail. Chacun se rend dépendant, s'attache à un ensemble de contraintes pour, en retour, s'essayer à l'indépendance, à l'autonomie. Tu découvres là la grandeur et la misère du travail, misère de la dépendance, grandeur de l'indépendance. C'est lorsque l'une est le moyen de l'autre que le travail se voit justifié non comme but de la vie mais comme moyen d'une vie indépendante. Le travail ne rend pas nécessairement libre mais il crée les conditions de la liberté pourvu que la vie elle-même ne soit pas amputée par la pénibilité ou la trop grande absence de sens du travail. C'est seulement quand le travail peut être pensé comme moyen d'une fin plus vaste qu'il trouve toute sa valeur.
Tu sais déjà que le travail est une affaire de matière, de corps fatigués, soumis à des cadences toujours plus rapides. C'est pourquoi il ne peut être compris seulement en fonction du salaire. Car il prend du temps dans une existence. Le travail t'apparaît alors comme une contrainte vitale. Sans lui, tes parents ne pourraient tout simplement pas vivre de la manière dont ils vivent aujourd'hui. Pour autant, avec lui, c'est un cahier des charges drastique qu'il faut honorer et ceci passe toujours par l'établissement d'un nouveau monde qui peut avoir sa beauté gestuelle, psychique mais qui est également créateur de souffrance.
Une vie est-elle nécessairement une vie au travail, une vie en travail ? Faire quelque chose de sa vie plutôt que rien, est-ce nécessairement transformer ce "faire" en activité rémunérée, quotidiennement répétée, inscrite dans un rythme doublement binaire : semaine/week-end, année/congés ? N'y a-t-il pas là un risque quasi mortel de passer à côté de sa vie à force de la voir ainsi filer et prendre la tangente ?