Le coureur que je suis devenu a observé un petit peu de l'énorme diversité du monde, son inépuisable variété : je sais que ce monde est un vaste réservoir d'opinions divergentes et qu'aucune n'est plus vraie qu'une autre, bien que toutes, probablement, prétendent l'être. Mais qu'importe, après tout !
Quand on a la chance de réaliser que la vie à d'autres couleurs que celle qu'on lui connaissait, on ne peut plus voir le monde de la même façon, la découverte de l'ailleurs peut donc constituer une révélation bouleversante pour celui qui à beaucoup couru, puisqu'il se sent plus libre que la moyenne des gens. Mais, c'est à l'étape que le travail commence. le coureur cherche à donner du poids et du sens au dialogue avec les autres, et dans le même état d'esprit, il lui faut entretenir aussi un dialogue avec lui-même, considéré comme un autre.
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Pour nous aussi, il existe une frontière entre la marche et la course. Avoir toujours un pied au sol, ce n’est pas avoir les deux pieds dans l’air. La course n’est donc pas une variation de la marche : elle est une expérience qui ne lui est pas réductible. Quand je cours, je n’ai pas le sentiment de marcher en plus vite, je fais un usage nouveau de mon corps. Et la question, dès lors, est moins de savoir si la course est un sport ou n’en est pas un que de s’interroger sur le type d’usage qu’elle met en jeu.
Dans le petit monde grec des premiers philosophes, l’Ami, l’Amoureux, le Concurrent, le Rival équivalent à de telles déterminations : ce ne sont pas des incarnations exemplaires de problèmes philosophiques, plutôt des personnages qui peuplent le théâtre philosophique, lui donnent une contenance propre. Aussi, quand Platon se demandera, dans le Politique, qui peut gouverner la cité, il fait surgir un monde de rivaux qui n’appartiennent qu’au théâtre de la pensée. Ils sont nombreux à vouloir se présenter ainsi au service des hommes : du fermier qui les nourrit au médecin qui les soigne, en passant par le soldat qui les protège, différentes personnes surgissent qui entendent affirmer, selon un point de vue bien particulier, ce qu’est le bien de la cité. Il reste que ces personnes sont, pour Deleuze et Guattari, des êtres de papier, tout un peuple de la pensée, explicitant les concepts que le philosophe formule à haute voix et qui n’ont pas forcément vocation à exister.
En Amérique, tout le monde court ou presque. Vus de loin, les coureurs ressemblent à des êtres insensibles dont aucun sortilège extérieur ne pourra annuler les errances sur le bitume qu’ils ont programmées. Cela pourrait ressembler à une pensée de l’après-catastrophe. De nouveaux chevaliers parcourent les routes dans tous les sens et rien ne les arrête, ils sont pour ainsi dire invulnérables. C’est la vision du film Blade Runner ajustée par Baudrillard aux images de New York lors de son voyage américain : « Les milliers d’hommes seuls qui courent chacun pour soi, sans égard aux autres, avec dans leur tête le fluide stéréophonique qui s’écoule dans leur regard, ça, c’est l’univers de Blade Runner, c’est l’univers d’après la catastrophe. »
L’essentiel est de cheminer en soi. Et toutes les spiritualités l’affirment : pour vivre en soi, il faut vivre au-dehors. L’intériorité se conquiert par l’extériorité.
L’errant est un troisième genre de marcheur. Ce qui motive sa marche, c’est d’en finir avec un espace en rapport à des pratiques de société, de sociabilité. L’errant est quelqu’un qui n’en peut plus : il n’appartient jamais à la loi d’un milieu et régulièrement, le fait d’être ici lui apparaît comme insupportable. Il faut en finir avec ces compressions d’espaces, et viendra le moment où la déclaration de guerre contre l’étouffement dans les frontières sera furtivement prononcée par un raid forcené et souvent brutal pour se tirer.
L’homme qui court en levant la main pour saluer le stade n’est plus vraiment quelqu’un, c’est une fantaisie mobile que d’aucuns chercheront à transformer en intensificateur national. Les mots d’ordre se multiplient. On entend un speaker : « Le rapprochement économique, politique et culturel de l’URSS et de la Tchécoslovaquie consolidera toujours le puissant camp du socialisme démocratique. Il sert la lutte commune de toute l’humanité progressiste pour la paix et la démocratie contre les Anglo-Américains responsables de cette nouvelle guerre mondiale. »
Un déjeuner-philo avec Cécile Daumas, journaliste et Fabienne Brugère, philosophe, autour de son récent ouvrage « le peuple des femmes. Un tour du monde féministe (co-écrit avec Guillaume le Blanc) » (Flammarion, 2022).
En association avec la Médiathèque de Monaco, la rencontre est présentée par Lauren Bastide, journaliste et essayiste.
L'auteure sera disponible pour une séance de signatures à l'issue de la présentation de son ouvrage.
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Ce livre est une enquête sur les pratiques et les voix des femmes dans le monde. Nourri d'entretiens avec des activistes, des artistes, des femmes engagées et des hommes concernés, de synthèses originales sur les grands problèmes qui se posent aux femmes aujourd'hui, il constitue un vade-mecum des pratiques féministes contemporaines.
Le peuple des femmes manifeste une nouvelle exigence de justice qui est désormais la norme, la justice de genre : femmes, hommes, hétéros, homos, trans, tous sont concernés. Non seulement le peuple n'est plus le monopole des hommes, mais la justice sociale qui le sous-tendait et qui s'organisait selon la redistribution des richesses ne peut plus occulter de nouvelles redistributions. le peuple des femmes n'est donc pas le symétrique du peuple des hommes. Il affirme qu'à la racine de tout monde commun se tient l'enjeu central d'égalité. Mais, par-delà la justice et l'égalité, c'est à une lutte pour le pouvoir que nous assistons. Ce pouvoir préempté par les hommes leur est désormais disputé par les femmes. Renouvelées par les pays du Sud, portées par la puissance des femmes, les formes d'organisation sociale évoluent. Écoféminisme, féminisme du care, féminisme queer : le peuple des femmes, transnational et inclusif, s'affirme comme antidote aux nationalismes virilistes.
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